Le Jansénisme : une opinion théologique, une morale sévère et rigoriste

Extraits de "Les conséquences sociales du Jansénisme" par Préclin Edmond.(1935). Revue d'histoire de l'Église de France
Le jansénisme en conflit avec les jésuites a été condamné plusieurs fois par les Papes.

"Le Jansénisme n'est pas seulement une doctrine théologique sur la nature et les caractères de la Grâce. Lié à une morale sévère et rigoriste, professé surtout par des ecclésiastiques, il a exercé une incontestable influence sociale sous plusieurs formes. 
Très vite, les disciples de Saint-Cyran et d'Arnauld ou de Quesnel ont conçu l'Église comme une aristocratie de prêtres, représentants de fidèles qui jouaient un rôle quelque peu actif dans la communauté chrétienne. A leur tour, le presbytérianisme et le laïcisme se manifestent dans l'ordre même des cérémonies, puis dans le domaine de la pratique religieuse.
Le Jansénisme déroule alors toute son influence sociale : dans la formation du chrétien, car il y a une pédagogie janséniste et une morale janséniste qui s'oppose à celle des adversaires de Port-Royal; dans la formation du citoyen, membre des communautés économique et politique.

/. — LES IDÉES DÉMOCRATIQUES SUR L'ÉGLISE.
Dans les Jansénistes du xvme siècle et la Constitution civile du Clergé nous croyons avoir montré que les opposants aux Bulles d'Alexandre VII et de Clément XI se sont ralliés à une forme démocratique et presbytérienne du gallicanisme dont Edmond Richer fut le principal inspirateur et qui, ré-servant au corps de l'Église la propriété du pouvoir des Clefs, attribuait au bas clergé une part au gouvernement de la
communauté chrétienne, en même temps qu'elle étendait jusqu'aux fidèles une participation quasi sacerdotale aux cérémonies du culte. 
Mais ces idées hardies du richérisme, les Jansénistes les ont si peu forgées de toutes pièces, qu'ils les ont empruntées fidèlement à Richer et, avec quelque liberté, aux gallicans contemporains des conciles de Constance et de Bâle. 


Antérieur au Jansénisme, le richérisme lui survivra jusqu'en plein xixe siècle. Du moins de 1675 à 1755, les deux mouvements semblent se confondre. Et c'est seulement une fois révolue la crise des billets de confession que les idées démocratiques, presbytériennes ou laïcistes inspirent l'activité d'ecclésiastiques indifférents à la théologie de Y Augustihus et à la morale de la Fréquente communion.
Les premiers rapports du Jansénisme et du richérisme
{1653-1675). — Jusqu'en 1653, Jansénisme et richérisme n'avaient aucun lien. Après cette date, ils se rapprochent. La Fronde vient de prendre fin et beaucoup de bons esprits, excédés des remuements des années précédentes, appellent de leurs vœux un renforcement de l'autorité dans l'Église et dans l'État. C'est le moment où le pape Alexandre VII condamne, le 31 mai 1653, les cinq Propositions de Jansénius. Certains
adversaires de Port-Royal accusent les amis de feu SaintCyran d'être les complices du cardinal de Retz fugitif. Sans doute, les doctrines jansénistes qui insistent sur le petit nombre des élus ne peuvent logiquement conduire à un régime d'assemblées. Une réunion de fidèles compte plus de réprouvés que de saints ; un synode diocésain, un concile provincial comptent moins de prêtres et d'évêques édifiants que d'hommes sans vocation. Cependant, sous la pression des besoins pratiques, il faudra laisser de côté les nécessités logiques. Pour résister à la conjonction du pape et du Roi, les amis de Jansénius, de Saint-Cyran et d'Arnauld vont
tout naturellement s'appuyer sur les évêques qui les défendent. Ils s'en tiennent alors au gallicanisme episcopal. Position qu'ils vont bientôt dépasser. Car les prélats favorables ne «ont qu'une petite minorité, alors que le bas-clergé constitue une considérable réserve de forces. Les prêtres et les curés qui étudient et qui pensent, lisent avec intérêt et sympathie les livres de Saint-Cyran et de Singlin. Le premier exalte la
liaute dignité du sacerdoce qui, des prêtres appelés au service de Dieu par une vocation irrésistible, fait des pêcheurs d'âmes. Du second nous avons écrit dans notre ouvrage :
< Singlin, indifférent aux conflits de préséance entre les différents ordres du clergé, place très haut la dignité du bon prêtre. Comme le Christ qui « n'est devenu proprement prêtre et pontife qu'au jour de sa résurrection, l'ecclésiastique « qui a reçu le sacerdoce doit mourir au péché, renoncer à ses « affections naturelles les plus innocentes et, se dépassant « lui-même, attirer les âmes à Dieu par l'ardeur de sa prière,
« les maintenir dans la voie du bien par l'exemple de ses « bonnes actions »1. Cette apologie du prêtre est d'autant plus la bienvenue qu'au XVIIIe siècle la situation matérielle du bas clergé est souvent misérable. Si celle des curés bénéficiers est très variable, la portion congrue, fixée à 120 livres par Charles IX (16 avril
1571) et à 200 livres par Louis XIII (janvier 1629, 17 août 1632, 18 septembre 1634), est bien insuffisante pour satisfaire aux besoins pourtant fort réduits de milliers de curés de paroisse. Leur situation canonique est menacée de deux côtés : les prélats du xvne siècle, grâce aux assemblées du clergé devenues régulières, appliquent de plus en plus les décrets tridentins sur l'approbation et prennent une part de plus en plus active à la vie de la paroisse, au détriment du curé; les Ordres religieux, surtout les Jésuites, attirent dans leurs chapelles de couvents ou de collèges de nombreux fidèles qu'ils dispensent de l'assistance régulière à la messe de paroisse. Mais les guides des protestataires paraissent être les plus instruits, les plus aisés des représentants du bas clergé : les docteurs des Facultés de théologie, les gradués des Universités devenus chanoines d'églises cathédrales ou collégiales ou curés de paroisse des villes. Tout naturellement les curés parisiens, qui comptent beaucoup d'amis d'A. Arnauld et de PortRoyal, sont à l'avant-garde de ces ecclésiastiques militants. C'est ainsi qu'en 1656-1657, au lendemain des Provinciales, Rousse curé de Saint-Roch, Dupuy curé de Saint-Innocent écrivent à tous les curés de France2 pour leur demander une procuration en vue de dénoncer à l'Assemblée du clergé la morale des casuistes. L'Assemblée convoque pour les blâmer les deux curés parisiens et charge l'archevêque de Mâchonne d'adresser une Lettre aux prélats de France où l'on pouvait lire : « L'ordre des prêtres n'a en ses mains que lçp rames du vaisseau de l'Église... ils ne peuvent les manier que par le commandement des évêques entre les mains desquels Dieu a mis le gouvernail; et lorsqu'il s'agit de communication ecclésiastique d'un diocèse à un autre, il faut qu'elle se fasse par l'autorité des évêques3. » 
Aux prélats l'archevêque donne; ce conseil : « Nous ne doutons point que vous n'empéchiez dans votre diocèse que vos curés défèrent à ces Lettres des curés de Paris, fassent aucune assemblée, et qu'ils entrent en aucune délibération sur cette matière que par votre autorité4. »
Au cours des années suivantes, quand l'accord du pape, du roi et de la majorité des évêques de France impose la signature du Formulaire, les réactions des ecclésiastiques récalcitrants seraient intéressantes à déceler et à étudier dans les divers diocèses, surtout quand elles revêtent un caractère presbytérien. En 1667, A. Dechamps, publiant sous le voile de l'anonymat une brochure intitulée : la Société politique des Jansénistes et Vestat présent de la Sorbonne de Paris découverts par un docteur5, dénonce un relent de jansénisme dans le Livre de la Messe paroissiale d'Etienne Guerry6 tout favorable aux curés. C'est l'impression que laisse l'activité de certains prêtres de l'époque : étrangère en apparence au développement de la controverse janséniste, elle lui est liée en réalité, et leur presbytérianisme accuse la collusion qui
s'établit entre le richérisme et les défenseurs de Port-Royal7. Quant à l'auteur de la Société politique des Jansénistes, il résume avec clairvoyance, les onze points de la doctrine du parti. Outre leur théologie augustinienne, leur morale rigoriste, il condamne la pratique de dire toutes les parties de la messe à voix distincte, le souci d'unir les prêtres contre les religieux, qui n'ont aucune place dans la hiérarchie et qui « ont usurpé la direction des consciences et le ministère de la prédication qui appartient aux prêtres »8. Non sans une certaine pénétration, Dechamps attribue aux Jansénistes « le dessein de faire des assemblées de prêtres pour leur apprendre les cérémonies des divins offices, l'administration des sacrements, la vie spirituelle, le secret de diriger les consciences et pour leur inspirer leur nouvelle doctrine mêlée subtilement avec des choses si saintes et si utiles »9, de poser en axiome « que les prêtres et les curés sont égaux aux évêques et les évêques aux papes »10. Il serait utile de vérifier l'exactitude de ces accusations, qui, la dernière mise à part, expriment la réalité. A cet effet, il conviendrait dans chaque diocèse de dépister les cas caractéristiques. Citons-en deux. Le Noir, théologal de Séez, ayant osé accuser d'hérésie le mandement de son évêque sur le
Formulaire, en refusa la signature11. Condamné par les évêques de Normandie et par l'archevêque de Rouen le 25 février 1666, il interjeta appel le 19 mars 167012, en un document spirituel et fort insolent où il osa accuser de l'hérésie de Jovinien l'évêque de Saint-Brieuc aussi ignorant en matière de théologie qu'en la pratique des canons13. A un de ses développements, il donne ce titre impertinent : Du mystère de la domination episcopate et du service qu'elle tire de l'obscurité qu'elle emploie dans les discours de Nosseigneurs1*. Il oppose l'évêque de Cour à l'évêque apostolique, rejette le titre de Monseigneur donné aux prélats, et à propos de son procès en particulier, croit qu'à moins d'abus grave « un évêque ne peut rien faire qui regarde le règlement de tout son diocèse, sans délibérer autant qu'il le peut avec son clergé et avec les évêques de sa province »15. Selon lui « tout le monde demeure d'accord que l'épiscopat enferme
deux puissances spirituelles. La première est celle par laquelle l'évêque est député et destiné de Dieu comme 
ministre dans les actions qui regardent son culte, et qui ne peuvent être faites ordinairement que par celui qui est évêque»  (...)

//. — LA LITURGIE.
Les rites. — Comme l'a montré M. l'abbé Dedieu, comme nous l'avons nous-même exposé dans notre ouvrage73, le presbytérianisme et le laïcisme ont en partie inspiré la liturgie et l'ordre des cérémonies suivies par les prêtres jansénistes. Nous croyons toujours que trois causes expliquent la floraison de ces rites singuliers : « L'admiration érudite de l'antiquité liturgique née à la suite des travaux des Bénédictins, conforme aux préoccupations des savants du xvne siècle et à celle des Jansénistes qui souhaitent la restauration des
institutions de l'Église primitive, explique plusieurs innovations. 
La doctrine janséniste qui élève très haut le fidèle régénéré et couronné de la grâce suffit à expliquer le vocabulaire imagé : prêtre par la foi74. » Mais ce sont les principes du laïcisme qui justifient le silence du célébrant au moment où les assistants chantent à haute voix le Gloria, le graduel et le Sanctus, l'amen d'approbation prononcé avant le Pater. 
Les rites curieux n'ont pas, comme nous l'avons indiqué, commencé au xvine siècle. Les Nouvelles ecclésiastiques à la main pour l'année 1690 mentionnent les cérémonies suivantes à Saint-Jacques du Haut-Pas, la paroisse de Saint-Cyran et des amis de Port-Royal : « Le Jeudi saint avant les ténèbres, et après le lavement des pieds, comme en plusieurs cathédrales et monastères, les prêtres de plus, mangent un petit
morceau de pain et boivent un petit coup de vin pendant qu'un lecteur lit au milieu du chœur le sermon que N. S. J. C. fit après la Cène75... Quand on célèbre les offices divins le peuple fait à sa manière les mêmes salutations que les prêtres, comme cela s'est pratiqué et dure encore dans les diocèses d'Alet, de Pamiers et autres églises et paroisses bien réglées et bien instruites76... Le canon de la messe tout haut à voix intelligible
de tout (sic), le peuple étant certain que ce qui a fait autrefois la différence de ce qui se dit tout haut et de ce qui se dit tout bas, n'a été que ce qui se chantait et ce qui ne se chantait pas, mais se prononçait intelligiblement à l'autel. » A la communion « chacun répond selon l'usage ancien en recevant
le corps de Jésus-Christ; immédiatement après que le pasteur a prononcé ces paroles : Corpus Domini Jesu Christi, le peuple dit : Amen77. »
A la même époque, dans certaines paroisses, « on récite l'Evangile entier en français avant de l'expliquer au peuple, et à Paris pendant la lecture le clergé et le peuple reste (sic) debout, ce qui devrait s'observer partout78.» 
Cette pratique, alors jugés subversive,79 est devenue générale aujourd'hui. Nul doute qu'un dépouillement minutieux des documents des diocèses de Paris, Alet, Pamiers, Auxerre, Troyes, Orléans, Sens, Langres, Blois et quelques autres (Insinuations ecclésiastiques, Procès-verbaux de visite), ainsi que des
correspondances échangées dans les couvents80, ne fournissent d'autres exemples caractéristiques. Même les périodiques du xvine siècle peuvent — c'est le cas pour le diocèse d'Auxerre - — permettre de trouver des cérémonies curieuses, introuvables dans les autres textes81" (...)


Articles les plus consultés