LES NOUVEAUX PAÏENS ET L'EGLISE Par Joseph Ratzinger
La nécessaire démondanisation de l’Eglise dans la vieille Europe pose aussi la question de l’avenir des nouveaux païens. Dieu leur a-t-il destiné un autre chemin de salut ?
Par Joseph Ratzinger.
Selon les statistiques religieuses, la vieille Europe est encore un continent presque entièrement chrétien. Or, dans ce domaine plus qu’ailleurs, chacun sait combien les statistiques sont trompeuses. Cette Europe, chrétienne de nom, est devenue, depuis près de quatre cents ans, le berceau d’un nouveau paganisme, qui ne cesse de croître au coeur même de l’Eglise et menace de la saper de l’intérieur. Telle qu’elle apparaît, l’Eglise des temps modernes est essentiellement marquée par le fait même qu’elle est devenue, d’une manière toute nouvelle, une Eglise des païens et qu’elle le devient de plus en plus; non pas, comme ce fut le cas jadis, une Eglise composée des païens devenus chrétiens mais une Eglise de païens qui, s’ils se nomment encore chrétiens, sont en vérité devenus des païens. Le paganisme est aujourd’hui installé dans l’Eglise même, et c’est ce trait qui caractérise aussi bien l’Eglise de notre temps que le nouveau paganisme : il s’agit d’un paganisme à l’intérieur de l’Eglise et d’une Eglise au coeur de laquelle vit le paganisme. Aussi l’homme d’aujourd’hui peut-il présupposer, comme une évidence, l’incroyance de son voisin.
Quand l’Eglise est née, elle reposait sur l’option spirituelle pour la foi, sur l’acte de la conversion de l’individu. Si l’on avait espéré, au début, que déjà ici-bas allait se constuire, avec ces convertis, une communauté de saints, une “Eglise sans ride et sans défaut”, il a fallu, à travers de rudes combats, finir par reconnaître de plus en plus que le converti lui aussi, le chrétien, reste un pécheur et que les fautes les plus graves elles-mêmes seront possibles dans la communauté chrétienne. Mais, même si, en conséquence, le chrétien n’était pas moralement parfait et si, en ce sens, la communauté des saints restait toujours inachevée, il y a avait, malgré tout, un fondement commun. L’Eglise était une communauté de convaincus, d’hommes qui avaient assumé une décision spirituelle particulière et se détachaient par là de tous ceux qui refusaient cette décision. Au Moyen Âge déjà, cette situation changea du fait que l’Eglise et le monde devenaient identiques et qu’ainsi être chrétien n’était plus, fondamentalement, une décision de l’individu mais un fait politico-culturel déjà donné.
Trois niveaux de démondanisation
Aujourd’hui, la coïncidence extérieure de l’Eglise et du monde a subsisté tandis que s’est perdue la conviction que se cache là - dans cette appartenance non choisie à l’Eglise - une faveur divine particulière, la réalité d’un salut dans l’au-delà. Presque plus personne ne croit bonnement que, de “l’Eglise”, ce donné politico-culturel très contingent, puisse de quelque manière dépendre le salut éternel. Ainsi peut-on comprendre que se pose souvent aujourd’hui la question insistante de savoir s’il ne conviendrait pas de transformer l’Eglise en une communauté de conviction afin de lui rendre sa profonde gravité. Cela signifierait renoncer catégoriquement aux positions mondaines encore existantes pour se déposséder de biens illusoires, qui se révèlent de plus en plus dangereux car ils font obstacle à la vérité.
A long terme, l’Eglise ne pourra se dispenser du devoir de démanteler, pièce par pièce, l’apparence de sa coïncidence avec le monde et de redevenir ce qu’elle est : communauté des croyants. En réalité, à travers de telles pertes extérieures, sa force missonnaire ne pourra que croître. Ce n’est que si elle cesse d’être une évidence à bon marché, si elle entreprend de se présenter à nouveau elle-même comme ce qu’elle est que son message pourra parvenir jusqu’aux oreilles des nouveaux païens qui, jusqu’ici, peuvent encore se complaire dans l’illusion de n’être pas du tout des païens.
Pareil renoncement à des positions extérieures entraînera aussi, il est vrai, la perte d’avantages précieux qui résultent indubitablement de l’actuelle imbrication de l’Eglise et de la sphère publique. Il s’agit là d’un processus qui se produira, avec ou sans la collaboration de l’Eglise, et auquel elle doit donc se préparer. D’une manière générale, il faut, dans la nécessaire progression de cette démondanisation de l’Eglise, distinguer précisément trois plans : le plan des sacrements, celui de l’annonce de la foi et celui de la relation personnelle entre croyants et incroyants.
Le niveau des sacrements, jadis protégé par la discipline de l’arcane, est le niveau proprement existentiel intérieur à l’Eglise. Il faut qu’à nouveau il devienne clair que les sacrements sans la foi sont dépourvus de sens et l’Eglise devra ici, progressivement et avec beaucoup de prudence, renoncer à un rayon d’action qui ne fait, en définitive, que la tromper elle-même et tromper les hommes.
Plus l’Eglise se délimitera elle-même, discernant ce qui est proprement chrétien, se réduisant au besoin au petit troupeau, plus réaliste sera la manière dont elle pourra et devra reconnaître que sa mission se situe au second niveau, celui de l’annonce de la foi. Si le sacrement est le lieu où l’Eglise se sépare et doit se séparer de ce qui n’est pas Eglise, la parole est la manière par laquelle elle prolonge le geste accueillant de l’invitation au festin du Seigneur.
Sur le plan des relations personnelles, enfin, il serait totalement faux de conclure des limites que s’impose l’Eglise, requises pour ce qui relève des sacrements, à un isolement du chrétien croyant vis-à-vis de son prochain non croyant. Evidemment, parmi les croyants eux-mêmes, devra se reconstruire progressivement une sorte de fraternité des communiants qui se sentent reliés les uns aux autres par leur commune participation à la table du Seigneur, jusque dans la vie privée, savent pouvoir compter les uns sur les autres en cas de besoin, et constituent en vérité une famille. Mais cela ne doit pas entraîner une séparation sectaire; le chrétien devra plutôt être aussi, justement, un homme joyeux parmi les hommes, “homme avec eux” (Mitmensch) là où il ne peut être “chrétien avec eux” (Mitchrist).
En résumé, voici ce que pouvons retenir à titre de conclusion de ce premier ensemble de réflexions : l’Eglise a d’abord connu une modification de ses structures qui l’a conduite du petit troupeau à l’Eglise universelle; depuis le Moyen Âge, elle coïncide en Occident avec le Monde. Aujourd’hui, cette coïncidence n’est plus qu’une apparence, qui cache la nature véritable de l’Eglise et du monde et empêche en partie l’Eglise de se livrer à sa nécessaire activité missionnaire. Ainsi, tôt ou tard, que l’Eglise le veuille ou non, s’accomplira aussi, après une modfication de ses structures internes, un changement extérieur qui fera d’elle fera le pusillus grex, le petit troupeau.
Un deuxième chemin de salut ?
A côté de la modification structurelle de l’Eglise esquissée ci-dessus, on remarque aussi, dans la perception du croyant, un fléchissement induit par le paganisme interne à l’Eglise. Pour le chrétien d’aujourd’hui, il est devenu impensable que le christianisme, plus précisément l’Eglise catholique, doive être l’unique voie du salut ; par là c’est le caractère absolu de l’Eglise, et le sérieux de ses prétentions missionnaires et de toutes ses exigences, qui sont remis en question de l’intérieur. Nous ne pouvons pas croire que cet homme à côté de nous, un homme brave, serviable et complaisant, ira en enfer parce qu’il n’est pas catholique pratiquant. L’idée que tous les hommes “de bien” seront sauvés est aujourd’hui une évidence pour le chrétien moyen comme l’était jadis la conviction contraire.
Le croyant se demande avec un certain désarroi : pourquoi ceux du dehors ont-ils une vie aussi facile, alors que tout nous est rendu si difficile? Il en vient à ressentir la foi comme un fardeau, et non plus comme une grâce. En tout cas, il garde l’impression qu’il y a, en définitive, deux voies de salut : celle qui passe par la simple morale, à géométrie variable, pour ceux qui se tiennent à l’extérieur de l’Eglise et celle de l’Eglise. Et il ne peut décidément pas ressentir comme la plus agréable des deux celle qui lui est échue. En tout cas sa foi est sensiblement affectée par l’élaboration d’un chemin de salut à côté de l’Eglise. Il est clair que la force missionnaire de l’Eglise souffre très sensiblement du fait de cette incertitude interne.
Le petit nombre et la multitude
Je vais tenter de répondre à cette question, si grave pour le chrétien d’aujourd’hui, en montrant par quelques brèves indications qu’il n’y a qu’un chemin de salut, celui qui passe par le Christ. Dès l’abord lui appartient un double rayon : il concerne “le monde”, la multitude ( c’est à dire : tous); mais dans le même temps, on dit que son lieu propre est l’Eglise. A ce chemin appartient donc essentiellement une interaction (Zueinander) entre “le petit nombre” et “la multitude”; leur existence l’un pour l’autre (Füreinander) est partie intégrante de la forme que prend le salut de Dieu - elle ne traduit pas l’ échec de la volonté divine. Cela commence lorsque Dieu isole Israël de tous les autres peuples en faisant de lui son peuple d’élection. Cela signifierait-il que seul Israël est élu et que tous les autres peuples sont rejetés comme un déchet?
Au début il semble effectivement qu’il faille penser cette juxtaposition du peuple élu et de peuples non élus de cette manière purement statique, comme la juxtaposition (Nebeneinander) de deux groupes différents. Mais très vite, il s’avère qu’il n’en est pas ainsi ; car dans le Christ cette juxtaposition statique de juifs et de païens devient dynamique, de sorte que les païens eux-mêmes deviennent élus à travers leur non-élection sans que cela ne rende en dernière instance illusoire l’élection d’Israël. C’est ce que montre le chapitre 11 de la Lettre de l’Apôtre Paul aux Romains. Ainsi voit-on que Dieu peut choisir les hommes de deux manières : directement ou à travers leur rejet apparent. Plus clairement dit : on constate que Dieu, il est vrai, divise l’humanité en deux : “le petit nombre” et “la multitude”, une division récurrente dans l’Ecriture. Jésus donne sa vie en rançon pour “la multitude” (Marc 10, 45) ; l’opposition des juifs et des paiens, de l’Eglise et de ce qui n’est pas l’Eglise, reproduit cette division entre le petit nombre et la multitude.
Mais Dieu n’opère pas cette division de l’humanité entre le petit nombre et la multitude pour éliminer les uns comme un déchet et sauver les autres; pas non plus pour sauver la multitude facilement et le petit nombre aux prix de grandes difficultés. Mais il utilise plutôt le petit nombre à la manière d’un point d’Archimède à partir duquel il soulève la multitude, comme le levier avec lequel il la tire à lui. Les deux ont leur place propre dans le chemin du salut et cette différence n’abolit pas l’unicité du chemin. On ne peut comprendre correctement cette opposition que si l’on voit qu’il y a, en son principe, l’opposition du Christ et de l’humanité, de l’Un et de la multitude. Le salut de l’homme consiste en ce qu’il est aimé de Dieu, que sa vie se retrouve à la fin dans les bras de l’amour infini. Sans cet amour, tout le reste lui demeurerait vain. Une éternité sans amour, c’est l’enfer, quand bien même rien d’autre ne se produirait. Le salut de l’homme consiste à être aimé de Dieu. Mais il n’y a pas de droit à l’amour, fût-ce sur la base d’une supériorité morale ou de toute autre; l’amour est, dans son essence, un acte libre, sous peine de n’être pas lui-même.
Il reste ceci : dans l’opposition du Christ, l’Un, et de nous-mêmes, la multitude, nous sommes indignes du salut, que nous soyons chrétiens ou pas, croyants ou pas, vertueux ou pas. Nul ne “mérite” réellement le salut, hormis le Christ. Mais c’est justement ici que se produit l’admirable échange. Aux hommes, dans leur ensemble, revient le rejet, au Christ seul le salut - dans l’admirable échange, c’est le contraire qui se produit. Lui seul prend sur lui tout le mal (Unheil) et libère ainsi pour nous la place du salut (Heilsplatz).
L’admirable échange
Tout salut qui puisse exister pour l’homme touche à cet échange originel entre le Christ, l’Un, et nous, la multitude et c’est l’humilité de la foi d’admettre cela. Ainsi, les choses pourraient en rester là, mais, de manière surprenante, s’ajoute encore ceci : conformément à la volonté de Dieu, ce grand mystère de la Substitution, dont vit l’Histoire toute entière, se poursuit dans une profusion de substitutions et il trouve son couronnement et son unification dans la relation entre l’Eglise et ce qui n’est pas l’Eglise, entre croyants et “païens”.
La distinction entre l’Eglise et ce qui n’est pas l’Eglise ne signifie pas une juxtaposition (Nebeneinander), pas non plus un antagonisme (Gegeneinander), mais un rapport de réciprocité (Füreinander) dans lequel chaque terme possède sa fonction propre. Au petit nombre, qui constitue l’Eglise, revient, dans le prolongement de la mission du Christ, la représentation de la multitude. Et le salut des deux parties ne se produit que dans leur articulation l’une par rapport à l’autre et dans leur commune subordination à la grande Substitution de Jésus Christ, qui les englobe toutes les deux. Mais si l’humanité est sauvée dans cette représentation par le Christ et dans sa prolongation par la dialectique du “petit nombre” et de la “multitude”, alors cela signifie aussi que chaque homme, et surtout les croyants, ont dans l’oeuvre générale du salut de l’humanité, une fonction irremplaçable. Nul n’a le droit de dire : voyez, d’autres sont sauvés sans toute la rigueur de la foi catholique, pourquoi pas moi ? Comment sais-tu que toute la foi catholique n’est pas précisément ta mission, absolument nécessaire, celle que Dieu t’a imposée pour des raisons que tu ne dois pas discuter car elles relèvent de ces choses dont Jésus a dit : Tu ne peux pas les comprendre maintenant, tu comprendras plus tard (cf. Jn 13, 36).
Ainsi donc, en ce qui concerne les païens modernes, le chrétien peut savoir que leur salut est caché dans la grâce de Dieu, grâce dont dépend aussi son propre salut. Toutefois, eu égard à leur possible salut, il ne peut se dispenser du sérieux de sa propre existence de croyant; au contraire, leur incroyance précisément doit l’inciter davantage à une foi plus complète, dans laquelle il se sait participant à la fonction de Substitution de Jésus-Christ, de qui dépend le salut du monde et pas seulement celui des chrétiens.
Dieu seul justifie
J’aimerais encore, pour conclure, éclairer ces réflexions par une brève explication de deux passages de l’Ecriture, qui prennent clairement position face à cette problématique.
C’est d’abord le texte difficile et grave où la distinction entre la multitude et le petit nombre est exprimée de manière particulièrement incisive : “ Beaucoup sont appelés mais peu sont élus” (Mt 22, 14). Que dit ce texte ? Il ne dit tout de même pas que beaucoup sont rejetés, comme on l’entend généralement, mais seulement avant tout qu’il y a deux formes de l’élection divine. De manière encore plus précise : il dit clairement qu’il y a deux actes divins distincts, qui visent tous les deux à l’élection sans nous expliciter clairement si les deux atteignent leur but. Quand toutefois on considère le cours de l’Histoire du salut, comme l’explique le Nouveau Testament, on trouve l’illustration de cette parole du Seigneur. La juxtaposition statique d’un peuple élu et de peuples qui ne sont pas élus, est devenue, dans le Christ, une relation dynamique de sorte que c’est justement par leur non-élection que les païens deviennent élus et ensuite, bien sûr, à travers l’élection des païens, les juifs eux aussi reviennent à leur élection. Ainsi cette parole peut-elle devenir pour nous un enseignement important.
La question du salut des hommes est toujours mal posée lorsqu’on la pose “d’en bas” en demandant : comment les hommes se justifient-ils ? La question du salut des hommes n’est pas une question d’autojustification, mais de justification par la libre faveur de Dieu. Il importe de voir les choses d’en haut. Il n’y a pas deux manières dont les hommes se justifient mais plutôt deux manières dont Dieu les choisit, et ces deux manières d’élection divine sont l’unique chemin du salut de Dieu dans le Christ et son Eglise. Celui-ci repose repose sur la dialectique du petit nombre et de la multitude et sur le service de substitution du petit nombre dans le prolongement de la Substitution du Christ.
Le deuxième texte est celui du grand festin (Lc 14, 16-24). Cet Evangile est avant tout dans un sens très radical une bonne nouvelle lorsqu’il raconte qu’à la fin le ciel est rempli avec tous ceux que l’on peut ramasser n’importe où ; avec des gens totalement indignes, aveugles par rapport au ciel, sourds, paralysés, mendiants. C’est là donc un acte de grâce radical - et qui voudrait contester que tous nos païens de l’Europe moderne puissent eux aussi arriver au ciel de cette manière ? Chacun peut trouver dans ce passage une espérance. D’autre part : la gravité subsiste. Il y a le groupe de ceux qui sont pour toujours écartés. Qui sait si parmi ces pharisiens écartés, il n’y pas plus d’un qui croyait pouvoir se considérer comme un bon catholique mais était en réalité un pharisien ? Inversément, qui sait si, parmi ceux qui refusent l’invitation, il n’y a pas justement ces européens à qui le christianisme était offert mais qui l’ont laissé tomber ?
Ainsi subsistent pour tous espoir et menace pareillement. Dans ce croisement d’espoir et menace, d’ou proviennent la gravité et la grande joie de l’existence chrétienne, le chrétien d’aujourd’hui doit conduire sa vie au milieu des nouveaux païens dont il reconnaît qu’ils sont placés d’une autre manière dans ce même espoi et cette même menace. Car pour eux non plus, il n’est pas d’autre salut que l’Unique salut auquel il croit, Jésus-Christ, le Seigneur.
Source et traduction Isabelle pour le site : benoît-et-moi