HOMÉLIE DU SAINT-PÈRE BENOÎT XVI Dimanche 5 septembre 2010
Chers frères et sœurs!
Nous avons écouté la Parole de Dieu, et il est naturel de l’accueillir, en cette occasion, en repensant à la figure du Pape Léon XIII et à l’héritage qu’il nous a laissé. Le thème principal qui ressort des lectures bibliques est celui du primat de Dieu et du Christ. Dans le passage évangélique, tiré de saint Luc, Jésus lui-même déclare avec franchise trois conditions nécessaires pour être ses disciples: l’aimer plus que tout autre personne, et plus que sa vie; porter sa croix et le suivre; renoncer à tous ses biens. Jésus voit qu’une grande foule le suit avec ses disciples, et il veut être clair avec tous: le suivre est exigeant, cela ne peut dépendre d’enthousiasmes et d’intérêts personnels; cela doit être une décision réfléchie, prise après s’être demandé en toute conscience: qui est Jésus pour moi? Est-il véritablement «le Seigneur», occupe-t-il la première place, comme le Soleil autour duquel tournent toutes les planètes? Et la première lecture du Livre de la Sagesse nous suggère de façon indirecte le motif de ce primat absolu de Jésus Christ: en Lui, les questions de l’homme de tout temps qui cherche la vérité sur Dieu et sur lui-même trouvent une réponse. Dieu est au-delà de notre portée, et ses desseins sont insondables. Mais lui-même a voulu se révéler, dans la création et surtout dans l’histoire du salut, jusqu’à ce que dans le Christ, il se soit pleinement manifesté lui-même, ainsi que sa volonté. Bien qu’il demeure toujours vrai que «Dieu, personne ne l'a jamais vu» (Jn 1, 18), à présent, nous connaissons son «nom», son «visage» et également sa volonté, car Jésus, qui est la Sagesse de Dieu faite homme, nous les a révélés. «C’est ainsi, — écrit l’Auteur sacré — que les hommes ont appris ce qui te plaît et, par la Sagesse, ont été sauvés» (Sg 9, 18).
Mais il y a aussi un deuxième aspect, qui dérive toujours du primat de Dieu et du Christ et qui se retrouve dans l'action publique de tout pasteur de l'Eglise, en particulier de tout Souverain Pontife, avec les caractéristiques propres à la personnalité de chacun. Je dirais que c'est précisément le concept de «sagesse chrétienne», qui est déjà apparu au cours de la première lecture de l'Evangile, qui nous offre la synthèse de cette caractéristique pour Léon XIII — ce n’est pas un hasard si c’est aussi l’incipit d'une de ses Encycliques. Chaque pasteur est appelé à transmettre au peuple de Dieu non seulement des vérités abstraites, mais une «sagesse», c'est-à-dire un message qui conjugue foi et vie, vérité et réalité concrète. Le Pape Léon XIII, avec l'aide de l'Esprit Saint, a été capable de le faire à une période historique parmi les plus difficiles pour l'Eglise, en demeurant fidèle à la tradition et, dans le même temps, en se mesurant avec les grandes questions ouvertes. Et il y parvint précisément sur la base de la «sagesse chrétienne» fondée sur les Saintes Ecritures, sur l'immense patrimoine théologique et spirituel de l'Eglise catholique ainsi que sur la philosophie solide et limpide de saint Thomas d'Aquin, qu'il apprécia au plus haut degré et promut dans toute l'Eglise.
Dès lors, après avoir considéré le fondement, c'est-à-dire la foi et la vie spirituelle, et donc le cadre général du message de Léon XIII, je peux évoquer son magistère social, rendu particulièrement célèbre et impérissable par l'Encyclique Rerum novarum, mais riche de multiples autres interventions qui constituent un corps organique, le premier noyau de la doctrine sociale de l'Eglise. Partons de la Lettre à Philémon de saint Paul qu’avec bonheur, la liturgie nous offre à lire précisément aujourd'hui. C'est le texte le plus bref de tout l'épistolaire paulinien. Pendant la période de sa prison, l'apôtre a transmis la foi à Onésime, un esclave originaire de Colosses ayant fui son maître Philémon, un riche habitant de cette ville, devenu chrétien avec sa famille grâce à la prédication de Paul. A présent, l'apôtre écrit à Philémon en l’invitant à accueillir Onésime non plus comme un esclave, mais comme un frère dans le Christ. La nouvelle fraternité chrétienne dépasse la séparation entre esclaves et hommes libres, et amorce dans l'histoire le principe de promotion de la personne qui conduira à l'abolition de l'esclavage, mais aussi à franchir les barrières qui existent encore aujourd'hui. Le Pape Léon XIII consacra précisément au thème de l’esclavage l'encyclique Catholicae Ecclesiae, de 1890.
A partir de cette expérience particulière de saint Paul avec Onésime, peut s’engager une vaste réflexion sur l'élan de promotion humaine apportée par le christianisme sur le chemin de la civilisation ainsi que sur la méthode et le style de cette contribution, conformes aux images évangéliques du grain et du levain: à l'intérieur de la réalité historique, les chrétiens, en agissant individuellement en citoyens, ou sous forme associative, constituent une force bénéfique et pacifique de changements profonds, en favorisant le développement des potentialités internes à la réalité elle-même. C'est la forme de présence et d'action dans le monde proposée par la doctrine sociale de l'Eglise, qui vise toujours à faire mûrir les consciences, condition de transformations efficaces et durables.
Nous devons à présent nous demander: quel était le contexte dans lequel naquit, il y a deux siècles, celui qui serait devenu, 68 ans plus tard, le Pape Léon XIII? L’Europe vivait alors la grande tempête napoléonienne, qui avait suivi la Révolution française. L’Eglise et les nombreuses expressions de la culture chrétienne étaient remises en question de manière radicale (que l’on pense, par exemple, au fait de compter les années non plus à partir de la naissance du Christ, mais depuis le début de la nouvelle ère révolutionnaire, ou d’enlever le nom des saints du calendrier, des rues, des villages etc.). Les populations des campagnes n’étaient certainement pas favorables à ces bouleversements, et elles restaient liées aux traditions religieuses. La vie quotidienne était pénible et difficile: les conditions sanitaires et alimentaires très précaires. Dans le même temps, l’industrie se développait et avec celle-ci, le mouvement ouvrier, toujours plus organisé politiquement. Le magistère de l’Eglise, à son niveau le plus élevé, fut soutenu et aidé par les réflexions et les expériences locales à élaborer une lecture globale dans la perspective de la nouvelle société et de son bien commun. Ainsi, lorsqu’en 1878 Léon XIII fut élu sur le trône pontifical, il se sentit appelé à la mener à bien, à la lumière de ses vastes connaissances de portée internationale, mais également des nombreuses initiatives réalisées «sur le terrain» par des communautés chrétiennes et des hommes et des femmes d’Eglise.
Chers amis de Carpineto Romano, nous n’avons pas le temps d’approfondir ces questions. L’Eucharistie que nous célébrons, le sacrement de l’Amour, nous renvoie à l’essentiel: la charité, l’amour du Christ qui renouvelle les hommes et le monde; tel est l’essentiel, et nous le voyons bien, nous le percevons presque dans les expressions de saint Paul dans la Lettre à Philémon. Dans ce bref écrit, en effet, on sent toute la douceur et dans le même temps la puissance révolutionnaire de l’Evangile; on perçoit le style discret et en même temps irrésistible de la charité, qui, comme je l’ai écrit dans mon encyclique sociale, Caritas in veritate, est «la force dynamique essentielle du vrai développement de chaque personne et de l’humanité tout entière» (n. 1). Avec joie et avec affection, je vous laisse donc le commandement ancien et toujours nouveau: aimez-vous comme le Christ nous a aimés, et avec cet amour soyez le sel et la lumière du monde. Ainsi, vous serez fidèles à l’héritage de votre grand et vénéré concitoyen, le Pape Léon XIII. Et qu’il en soit ainsi dans toute l’Eglise! Amen.