L’Église : institution ou mystère de grâce ?
Le Mystère de l’Église
(Homélie du Cardinal Jean Marie Lustiger le 04 février 1983)
« Rendre grâce pour ce mystère qu'est l'Église, je l'ai fait jadis en cette église, mais je n'aurais jamais pu imaginer de m'y retrouver avec vous tous, présidant cette eucharistie aux côtés du Cardinal de Lubac. Et j'aurais aimé de tout cœur, mon Père, que vous nous fassiez avancer en cette méditation. Pardonnez-moi de vous mettre à nouveau à la torture par mon insistance qui ne voudrait être ni abusive, ni Indiscrète.
Vous faites partie de ceux qui ont reçu la grâce de nous transmettre la foi vive. Dans notre Église, le Seigneur vous a fait le témoin fidèle du Témoin fidèle en ces années ferventes et tourmentées. Votre présence aujourd'hui s'inscrit dans les « motifs » de notre action de grâce pour ce mystère qu'est l'Église.
Pour toutes sortes de raisons dues peut-être à l'épaisseur de l'histoire ou simplement à l'accoutumance, nous sommes actuellement très éprouvés en notre foi en l'Église qui ne nous apparaît pas pour ce qu'elle est réellement : une grâce gratuite.
En effet, nous l'apercevons d'abord dans l'extériorité des Institutions, d'une institution. Et dans la mesure où nous avons perdu la mémoire qu'elle est une grâce et où nous n'avons plus l'expérience spirituelle de l'Église comme rassemblement par grâce, nous sommes tentés de la juger comme toutes les institutions, résidus de l'histoire, qui de toutes façons sont toujours en tension avec l'expérience et la structure personnelles de l'existence. Et les peuples païens qui ont été baptisés se sont approprié l'Église, mystère de grâce, pour en faire une de leurs institutions : et, par conséquent, ils se donnent le droit de la détruire, de la contester, de la martyriser. Si l'Église n'est que notre république, nous pouvons en changer. Si les Apôtres ne sont que nos princes, nous pouvons les tuer et changer de princes. Si l'Église n'est construite que sur les lois que le peuple se donne, nous avons le droit d'en changer.
Mais alors, en nous croyant propriétaires et donc maîtres de l'Église, comme toujours en furent tentés tous les césars, nous avons oublié que nous y avons été reçus par une grâce de Dieu. Si nous nous croyons maîtres de l'Église, elle nous échappe : « Elle va vous être laissée déserte votre maison » (Mt. 23, 38). Elle peut nous être enlevée, littéralement : « Il confiera la vigne à d'autres vignerons » (Marc 12, 10). Ce mystère de la grâce, donné à ceux-là seuls qui l'accueillent comme grâce, et échappant à ceux qui veulent s'en emparer et en méconnaissent la gratuité amoureuse, est inscrit au cœur de l'Évangile. C'est tout le mystère d'Israël et du salut des nations : double grâce, grâce redoublée, grâce pour Israël, grâce pour les nations.
Cette grâce, don de l'Esprit, résume et annonce l'événement de l'Évangile. Elle permet à un peuple nouveau, transformé par l'Esprit Saint qui inscrit la loi dans les cœurs, d'être rassemblé dans la sainteté que Dieu veut lui donner : Dieu veut en ce peuple faire sa demeure. Si nous ne saisissons plus l'Église comme un événement de grâce qui nous transforme dès que nous nous en approchons, notre propre transformation est elle-même menacée. Celui qui juge l'Église se met sous le Jugement de Dieu. Celui qui ne voit plus l'événement de grâce se dérobe à la grâce qui lui est faite, car Il oublie qu'il est d'abord pécheur pardonné, fils aimé et adopté par la grâce du Père; que, perdu, il est retrouvé par le Berger véritable : étranger, il est rendu hôte et familier dans la Maison désormais sienne : que, sans patrie, il trouve enfin l'unique Demeure. Il oublie la mission reçue, à la mesure de l'histoire et à la mesure du Christ. Car tout membre de l'Église est choisi et appelé en vue d'une mission précise, dévoilement du mystère de Dieu caché depuis le début des temps et révélé en nos jours.
Mission reçue, appel, grâce, jamais privilège ni droit, dans la mesure où notre droit est l'amour gratuit que Dieu nous porte. Nous ne pouvons exercer cette mission qu'en entrant dans la logique gratuite de cet amour. Nous ne pouvons donc pas juger l'Église ; c'est nous qui sommes jugés dans notre implication dans le mystère de l'Église. Disant cela, je ne canonise pas les pécheurs que nous sommes. Disant cela, je ne justifie pas les faiblesses des pécheurs rassemblés dans l'Église, ni leurs erreurs - les nôtres aussi -, ni leurs limites - les nôtres aussi -, ni leurs faiblesses, ni leur mésintelligence du mystère du Christ, ni leur peu de foi – les nôtres aussi. Mais nous ne pouvons être plus fidèles, sans cesse réformés, reformés par la grâce du Christ, que si nous acceptons cette source jaillissante de grâce. L’Église n'est réformée que si ses membres acceptent de se reconnaître aimés d'un amour plus grand que leur faiblesse ; sinon, ils souillent la source même des eaux vives qui devaient les purifier. Ils ne peuvent aimer qu'en recevant l'amour, là où il jaillit. Et il n'y a pas d'autre Église que celle-ci qui nous est donnée. Nous n'avons pas à en rêver une autre.
Notre Église, aujourd'hui, est une Église qui nous paraît humiliée ! Nous ne sommes pas fiers des chrétiens : de quel droit serions-nous fiers de nous-mêmes ? Nous sommes tentés, souvent, de dire que l'Église n'apparaît pas comme prophétique : sommes-nous prophètes pour oser dire cela ? Nous disons parfois que l'Église ne fait pas signe : qui fait signe pour Dieu ? Nous disons que l'Église ne parle pas le langage de son temps : parlons-nous le langage de Dieu et de l'Esprit ? Que l'Église ne serait pas fidèle : à quel esprit obéissons-nous ?
L’Église est ce que Dieu permet qu'elle soit. Elle peut être en certaines périodes éprouvée en son être même, parce que ses membres, trop faibles, trop impuissants, trop limités à leurs propres yeux, jugent l'écart gigantesque entre le dessein de Dieu dans sa splendeur donnée comme une espérance et une réalité, et la misérable existence ecclésiale qui est la nôtre. Mais n'est-ce pas la constante condition des disciples du Christ, sans cesse acculés à cette impossible obéissance de la foi par le mystère même du Christ, Messie souffrant mais glorifié et ressuscité ? Obéissance de la foi qui appelle des hommes aveuglés à oser croire à la lumière qui les devance.
L’Église est à la mesure de ce que Dieu veut faire. Elle devient ce que Dieu veut qu'elle soit dans la mesure où nous consentons dans la foi à dépasser nos faiblesses. Dieu peut permettre qu'une poignée d'humbles et de pauvres et de misérables soit la semence rendant présente la Parole dans le labour de l'histoire des hommes.
De quelle Église glorieuse rêvons-nous donc si ce n'est de celle-ci, humblement constitué de nos pauvres vies ? Et une exultation permanente devrait nous habiter, nous particulièrement qui avons été appelés par le ministère sacerdotal à entrer dans cet acte de foi qui permet à l'Église d'exister dans sa vocation propre, puisque, comme le Christ, nous avons été consacrés pour être, pour l'Église, le signe du don que le Christ lui fait. Quelle exultation au lieu de l'amertume ! Quelle joie permanente au lieu de la tristesse ! Quelle remise à Dieu, remplie d'allégresse en dépit de nos échecs ! Qui peut, d'ailleurs, parler d'échecs ? Tout dépend où nous mettons la mesure. Tout dépend où nous mettons le jugement. Qui juge de l'échec ? Nous le saurons dans le jour de Dieu, quand seront révélés les secrets actuellement cachés.
Quelle vie peut se dire perdue, alors que, peut-être, elle est enfouie avec le Christ pour porter beaucoup de fruits ? Et la Vie est dans la grâce qui nous est faite. L’Église est cette force littéralement invincible dans la mesure où elle s'en remet à la force de Dieu. Parce que l'Église n'est rien d'autre que le Christ qui nous rassemble. Certes, elle n'est pas le Christ et ne se substitue pas au Christ ; mais elle n'existe que dans l'acte du Christ qui la rassemble et, la recevant de son Père, la fait naître par l'Esprit Saint. Puissions-nous, dans ce temps de vie qui nous est donné, comprendre qu'une mission tout aussi grandiose que celle qui a été dévoilée aux premières générations, nous est aujourd'hui ouverte. Puissions-nous comprendre que la Parole du Christ nous dit notre présent et l'avenir de l'humanité. Puissions-nous accueillir avec joie la grâce qui nous est faite d'être pris en ce Temple saint où Dieu dévoile son amour ».
Homélie du Cardinal Jean Marie Lustiger lors de son élévation au cardinalat.