La Solennité du Christ roi de l’univers comme célébration du Mystère Pascal
Introduction
Pour la Constitution sur la Liturgie, toute célébration liturgique actualise l’œuvre du salut (1) en plaçant au centre de la vie chrétienne, le mémorial de la croix, centre de la foi chrétienne : « Parce que la mort du Christ en croix et sa résurrec¬tion constituent le contenu de la vie quotidienne de l’Eglise et le gage de sa Pâque éternelle, la liturgie a pour première tâche de nous ramener inlassablement sur le chemin pascal ouvert par le Christ, où l’on consent à mourir pour entrer dans la vie »(2) .
En entretenant cette mémoire pascale, la liturgie cultive une distance à l’égard de tout pouvoir. A la requête de la mère des fils de Zébédée, « Ordonne que mes deux fils que voici siègent, l’un à ta droite et l’autre à ta gauche, dans ton Royaume » (Mt 20,21), Jésus répond : « Pouvez-vous boire la coupe que je vais boire ? » (Mt 20, 22), ce qui évoque la Passion. Et il le fait en précisant qu’il n’a pas le pouvoir d’accorder ce qui est demandé : « vous boirez ma coupe ; quant à siéger à ma droite et à ma gauche, il ne m’appartient pas d’accorder cela, mais c’est pour ceux à qui mon Père l’a destiné » (Mt 20,23). La suite du texte, qui souligne la jalousie entre les disciples, traduit cette transformation fondamentale, opérée par la foi au Christ, du rapport chrétien au pouvoir :
« Vous savez que les chefs des nations dominent sur elles en maîtres et que les grands leur font sentir leur pouvoir. Il n’en doit pas être ainsi parmi vous : au contraire, celui qui voudra devenir grand parmi vous, sera votre serviteur, et celui qui voudra être le premier d’entre vous, sera votre esclave » (Mt 20, 25b-27).
Toutefois ceci ne doit pas être compris seulement comme une exhortation à la modestie : il en va de la condition même du disciple du Christ, de sa configuration au maître qui s’est fait serviteur : « C’est ainsi que le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude » (Mt 20,28). C’est pourquoi la Fête du Christ Roi de l’univers, célébrée le dernier dimanche de l’année liturgique, exprime de manière spécifique la relation que la liturgie instaure entre royauté du Christ et mystère de la croix . (3)
De la Fête du « Christ-Roi » à la fête du « Christ, Roi de l’univers »
Instituée par l’Encyclique Quas primas du Pape Pie XI (1925), et placée au dernier dimanche d’octobre, la fête du Christ-Roi apparaissait comme une fête autonome célébrant le « règne social de Jésus-Christ ». Son instauration avait fait l’objet de quelques critiques car on s’écartait de la grande tradition liturgique, qui normalement célèbre des événements du salut manifestant l’unique mystère du Christ (Nativité, Pâques, Ascension etc.). Dans la période postconciliaire, cette fête a suscité une certaine gêne tant il est vrai que sa dimension socio-politique était liée à une vision des rapports entre l’Eglise et la société qui semblait éloignée de l’enseignement du Concile Vatican II. Pouvait-on encore dire par exemple : « aux catholiques il appartiendra de faire rentrer triomphalement le Christ-Roi dans les conseils de leurs gouvernements et dans les relations sociales de leurs semblables » ? (4) .
En 1966, dans la première série Assemblées du Seigneur (avant donc la réforme de Vatican II), l’introduction du fascicule consacré à cette fête, traduit bien cette gêne : « Instituée à l’époque moderne, commentée par une encyclique aux implications sociales et politiques qui correspondent à un contexte sociologique pour une bonne part dépassé, la fête du Christ-Roi pourrait sembler à beaucoup avoir perdu son actualité sinon sa signification » . (5)
En effet, certains aspects en faisaient largement la célébration d’une « idée ». Ainsi, s’adressant au Christ (désigné comme « Prince de tous les siècles », « Roi des nations », « vrai Prince de la Paix » et encore « arbitre des pouvoirs du monde ») l’hymne des vêpres demandait : « Puissent les gouvernants des peuples vous offrir un culte public, maîtres, juges, vous honorer ; arts et lois chanter votre gloire ! » . Le thème de la royauté du Christ abritait, en faveur de l’Eglise et de la religion, la revendication d’une place dans une société en voie de sécularisation accélérée. Et, en rappelant la dimension sociale de la religion, l’instauration de cette fête cherchait à s’opposer au mouvement de privatisation du religieux qui caractérise le monde contemporain. Dès lors, et en plaçant la fête du Christ Roi au dernier dimanche de l’année liturgique, comme une sorte d’inclusion avec le premier dimanche de l’Avent, la réforme de Vatican II a transformé profondément le sens de cette célébration et lui a conféré une dimension eschatologique fondamentale qu’atteste d’ailleurs le titre nouveau qui lui est donné dans le Missel romain de 1970 : « Fête du Christ Roi de l’Univers » . Si on les compare à ceux de 1926, les formulaires liturgiques actuels sont très révélateurs de la réinterprétation de cette fête dans le cadre de l’enseignement du Concile Vatican II.
Les changements dans la liturgie de la Parole
Dans le missel de 1962, les deux lectures de la messe de cette fête sont l’hymne de l’Epître aux Colossiens (Col 1, 12-20) (comme épître) alors que l’évangile était celui de la rencontre entre Pilate et Jésus au cours de Passion (Jn 18, 33-37). Le commentaire dans le « missel à l’usage des fidèles » de Dom Lefebvre insistait déjà sur le caractère spirituel de la royauté du Christ, ce qui opérait une prise de distance à l’égard d’une vision où la fête était conçue avant tout comme protestation contre le laïcisme (8). Au-delà de cet horizon social et politique, et dans le cadre d’une théologie de la Rédemption, le formulaire liturgique mettait surtout en lumière, la primauté du Christ sur la création et sur les nations : « Dieu (…) accordez dans votre bonté, à la grande famille des nations, déchirée par la blessure du péché, de se soumettre à son joug plein de bénignité » . (9)
Concile Vatican II en la Basilique St Pierre du Vatican |
Dans le lectionnaire de 1969, il y a trois formulaires, un pour chaque année liturgique, et comportant chacun trois lectures et un psaume : les textes scripturaires sont nettement plus nombreux et confèrent à la fête des harmoniques diversifiées.
- L’année A insiste sur la figure du roi berger dont David est la figure annonçant le Christ(10) . Comme roi et berger de son peuple, c’est le Christ qui lors de son retour en gloire à la fin des temps – « Jésus parlait à ses disciples de sa venue… » (Mt 25, 31) - présidera au grand jugement de l’amour dont l’Evangile de Matthieu dessine la scène grandiose : « il séparera les hommes les uns des autres, comme le berger sépare les brebis des chèvres : il placera les brebis à sa droite, et les chèvres à sa gauche » (Mt 25, 32-33)
- L’année B insiste sur la différence entre les royautés de ce monde et celle que Jésus revendique devant Pilate : « Ma royauté ne vient pas de ce monde (…) non ma royauté ne vient pas d’ici » (Jn 18, 36). Mais surtout la relation entre l’Ancien et le Nouveau Testament qui structure la liturgie de la Parole dans le lectionnaire de 1969, désigne cette royauté comme accomplissement eschatologique de la prophétie du livre de Daniel : « Moi Daniel ( …) je voyais venir, avec les nuées du ciel, comme un Fils d’homme (…) Et il lui fut donné domination, gloire et royauté (…). Sa domination est une domination éternelle, qui ne passera pas, et sa royauté, une royauté qui ne sera pas détruite » (Dn 7, 13-14).
- L’année C tourne le regard vers le Christ en croix avec la scène des deux larrons, propre à l’Evangile de Luc. C’est sur la Croix qu’apparaît le caractère royal du crucifié qui conteste tout pouvoir. C’est même à un délinquant que cette royauté est annoncée avec solennité : mais si le bon larron demande au crucifié de se souvenir de lui « quand tu viendras inaugurer ton Règne » (Lc 23,42), la réponse fait passer du règne (basileia) au paradis (paradeisos) : « aujourd’hui, avec moi, tu seras dans le Paradis » (Lc 23, 43).
La préface de la fête du Christ Roi de l’univers
Mais c’est la préface qui résume au mieux la théologie de la fête dans le Missel de 1970 et spécialement son lien essentiel avec la célébration du mystère pascal, cœur de l’année liturgique :
« Tu as consacré Prêtre éternel et Roi de l’univers ton Fils unique, Jésus Christ, notre Seigneur, afin qu’il s’offre lui-même sur l’autel de la Croix en victime pure et pacifique, pour accomplir les mystères de notre rédemption, et qu’après avoir soumis à son pouvoir toutes les créatures, il remette aux mains de ta souveraine puissance un règne sans limite et sans fin : règne de vie et de vérité, règne de grâce et de sainteté, règne de justice, d’amour et de paix ».
Ce texte dense manifeste que la royauté du Christ résulte, non de la volonté des hommes, mais de la Pâque du Fils. La préface part de la consécration du Fils unique comme « Prêtre éternel » et « Roi de l’univers ». Le texte latin renvoie au psaume 44 qui synthétise la symbolique royale que la tradition chrétienne voit accomplie dans la figure du Christ, Messie, Fils de David et Fils de Dieu (11) :
Ton trône est divin, un trône éternel ; Ton sceptre royal est sceptre de droiture, Tu aimes la justice, tu réprouves le mal. Oui, Dieu, ton Dieu, t’a consacré D’une onction de joie comme aucun de tes semblables » (Ps 44, 7-8).
Si le pouvoir et la royauté du Christ ont pour source « l’autel de la Croix » où le Fils s’est offert en victime pure et pacifique, c’est la dimension eschatologique du salut qui en fournit l’horizon :
« et qu’après avoir soumis à son pouvoir toutes les créatures, il remette aux mains de ta souveraine puissance un règne sans limite et sans fin : règne de vie et de vérité, règne de grâce et de sainteté, règne de justice, d’amour et de paix » . (12)
Une fête réinterprétée à la lumière de l’enseignement du Concile Vatican II
La fête du Christ Roi a donc été l’objet d’une réinterprétation théologique, qui tient compte aussi de l’évolution de la relation entre l’Eglise et la société au long du XXe siècle. Alors qu’au départ cette fête est une protestation contre la perte du pouvoir de l’Eglise sur la société, au risque de la présenter comme une force sociale parmi d’autres, les changements d’ordre liturgique soulignent l’orientation pascale de cette fête et le caractère eschatologique de la royauté du Christ. Dans le Christ, c’est la création toute entière, dans son chemin historique, qui est appelée à entrer dans le Royaume. Montrant combien le rapport entre religion et politique a évolué à travers l’histoire, Christian Ducquoc en refusant pour autant de réduire la royauté du Christ à une notion purement spirituelle, sans prise réelle sur le monde, met bien en lumière les enjeux d’une telle réinterprétation :
« A notre avis, il faut retenir des variations historiques du rapport de la Royauté de Jésus aux réalités politiques, et du maintien de ce titre malgré son équivocité apparente, qu’on ne peut réduire à néant la relation de Jésus au monde politique. S’il est désigné Roi, c’est que précisément le monde politique n’est pas sans lien avec le Royaume dont Jésus est le Roi (…) Proclamer Roi le Christ, c’est, à chaque époque, dans la tension entre les intentions des pouvoirs et leurs actes, rappeler la place de ceux que laissent pour compte le progrès, l’organisation, et agir en sorte que la politique tienne leur existence pour plus importante que le déploiement de sa puissance. Jésus n’a pas prêché l’anarchie, il a, dans sa prédication aux pauvres, rappelé au pouvoir politique quels étaient sa finalité et son jugement » . (13)
En définitive, il apparaît que la liturgie révisée à la demande du Concile Vatican II transforme en profondeur l’approche en la situant sur l’arrière-fond eschatologique de la célébration du mystère pascal. Alors que la fête du Christ Roi, avait été instituée par Pie XI, pour soutenir un combat en défense contre les évolutions du monde moderne, elle est devenue la charnière de l’année liturgique parce qu’elle désigne un aspect décisif du temps chrétien : si pour nous, qui vivons dans le temps, le cycle liturgique s’achève chaque année, il ne trouvera son véritable achèvement que dans les « derniers temps » dont la Pâque du Christ est l’accomplissement eschatologique. Depuis la résurrection, nous sommes dans « les temps qui sont les derniers » et dans l’attente du dernier avènement.
C’est pourquoi, en contre-point de cette réflexion sur la fête du Christ, Roi de l’univers, il serait intéressant de considérer aussi la célébration des Rameaux. Dans le cadre de la réforme de la semaine sainte réalisée sous Pie XII (1951-1956), cette célébration a fait l’objet d’une réinterprétation comparable à celle de la fête du Christ-Roi : là aussi, les transformations rituelles soulignent la dimension eschatologique de la célébration et avant tout de la procession d’ouverture de la semaine sainte.
En définitive, le triomphe de la croix célébré dans la liturgie (y compris celle du Vendredi Saint) n’est pas à la manière du monde, et il ne peut être seulement compris comme la revanche des oubliés de l’histoire. Mais dans la foi, il est la confession de la victoire eschatologique du Christ sur les forces de la mort : en accomplissant les mystères de notre rédemption, la Pâque du Fils instaure le « règne sans limite et sans fin » que chante la préface. C’est le Peuple de Dieu tout entier qui est ainsi configuré au Christ Roi pour faire du monde, la cité de justice et de paix que tout pouvoir est appelé à édifier. Contre toute idéologisation de la foi, la dimension sociale de la religion chrétienne n’est donc pas oubliée, mais elle est replacée à l’intérieur de l’histoire de la Révélation, à la lumière du mystère pascal du Christ, lui qui, à la fin des temps, remettra au Père toutes choses.
F. Patrick Prétot Institut Supérieur de Liturgie Institut Catholique de Paris
1. Cf. CONCILE VATICAN II, Constitution sur la liturgie, n 2 et 7
2. Cf. JEAN-PAUL II, Lettre apostolique pour le 25ème anniversaire de la Contitution sur la liturgie, n.6
3. Cf notre article : "Royauté et pouvoir du Christ dans l’année liturgique", dans S.-M Morgain (éd.), Pouvoir et sainteté, Modèles et figures, coll. "Parole et silence", Toulouse, Centre Histoire et théologie, 2008, pp 169 - 183 ; pour le dossier historique, cf. A.G. MARTIMORT, L’Eglise en Prière, t. IV, Nlle édition, Paris, Desclée, 1983 ; Ph. Rouillard, les Fêtes chrétiennes en Occident, Paris, CERF ? cOLL ; "Cerf, Histoire", 2003.
4. Cf. présentation de l’encyclique Quas Primas, NRT 53, 1926, p. 161.
5. Assemblée du Seigneur, Fasc. 88, Fête du Christ-Roi, Bruges, Biblica, Publication de Saint-André, 1966, p. 5.
6. Hymne Te saeculorum Principem dans Missel quotidien et vespéral par Dom Gaspar Lefebvre et le chanoine Osty, Paris, Société liturgique Paris, Bruges, Editions de l’Apostolat liturgique, 1961, p. 1900.
7. Missale Romanum, 1970 : "Domini ostri Iesu Christi Universorum Regis", p. 380 ; Missel Romain, 2ème édition, p 377.
8. Cf. PIE XI, Ensyclique Qu primas du 11 décembre 1925, texte disponible sur le site du Vatican, http://www.vatican.va ; cf. Missel quotidien et vespéral par Dom Gaspar Lefebvre, p 1897 (avant le texte de l’Evangile) : "Mon royaume n’est pas de ce monde. La royauté messianique de Jésus n’a rien à voir avec les royauté d’ici bas ; elle est d’ordre spiritruel. Elle n’en est pas moins une affirmation des droits du Christ à régner sur les vies humaines dès à présent, pour se prolonger dans l’au-delà.
9. Ibid., p. 1895.
10. Cf. Ez 34, 11....17, 1ère lecture et Ps 22, "Le Seigneur est mon berger"
11. Cf. les deux généalogies de Mt 1, 1-27 et Lc 3, 23 - 38
12. Ici apparaît en filigrane le texte de la prophétie d’Isaïe 9 que la liturgie de Noël applique au Christ : "Car un enfant nous est né, un fils nous a été donné, il a reçu le pouvoir sur ses épaules et oon lui a donné ce nom : Conseiller-merveilleux, Dieu fort, Père éternel, Prince-de-paix, pour que s’étende le pouvoir dans une paix sans fin sur le trône de David et sur son royaume, pour l’établir et pour l’affermir dans le droit et la justice" (Is 9, 5 - 6).
13. C. DUCQUOC, "Notes doctrinales : sens de la royauté de Jésus", dans "Fête du Christ Roi", Assemblée du Seigneur, (nlle série) 65, Paris, Cerf, 1973, p. 76.
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