Les vocations chrétiennes par le Cardinal Jean Marie Lustiger
Les vocations
chrétiennes
par
le Cardinal Jean Marie Lustiger
« En
cet événement que nous rapporte l'évangéliste Luc, nous voyons rassemblées dans
le Temple, dans la demeure de Dieu, et d'avance prophétisées presque toutes les
formes possibles de sainteté et d'appel de Dieu. Ceux qui sont discrètement
dans l'ombre et dont le nom ne nous est pas dit: le vieillard Syméon; et Anne,
la veuve âgée, la femme prophète; et Marie, et Joseph.
Pour
accueillir l'enfant Jésus, le Christ Messie, ils sont là rassemblés, tous ceux
que Dieu a appelés. Pour comprendre ce que sont ces vocations si diverses, il
nous faut donc porter le regard de la foi sur l'enfant Jésus d'abord. Car c'est
en lui que toute vocation possible trouve sa plénitude. C'est de lui que toute
vocation possible reçoit son origine.
1. Jésus
Jésus: pouvons-nous
parler de sa vocation au sens où nous l'entendons communément aujourd'hui pour
nous ? Dans notre langue et selon l'expérience commune, en dehors de la sphère
de compréhension chrétienne des choses, que signifie ce mot ? Il désigne une
impulsion intérieure qui nous pousse plus ou moins irrésistiblement à prendre
telle profession, à suivre telle voie. Bref, il sert à exprimer le plus secret
désir de quelqu'un, parfois caché et enfoui, sa volonté personnelle et
profonde, et qui irrépressiblement finira par se révéler. Il faudra donc ne pas
la confondre avec les entraînements et les enthousiasmes changeants de
l'enfance ou de la jeunesse. Pour qu'il y ait vocation mûrie, il faut
conscience, possession de soi afin de se déterminer soi-même selon ce que l'on
veut pour soi.
Quelle
est la vocation de Jésus, au sens le plus fort du mot ? Le verset du psaume nous
le dit: « Tu es mon Fils; moi, aujourd'hui, je t'ai engendré»; ou encore, à
l'heure du Baptême et de la Transfiguration, par la voix paternelle, expression
des prophéties multiples: « Celui-ci est
mon Fils bien-aimé en qui j'ai mis tout mon amour.»
La
vocation de Jésus, alors même qu'il n'a pas encore l'usage de la parole, lui la
Parole faite chair, la vocation de Jésus dès l'instant où il est porté dans le
sein de sa mère, est d'abord et fondamentalement le choix rempli d'amour que
fait Dieu le Père et par lequel il donne chair à sa Parole éternelle.
Jésus,
fils de Marie, reçoit dans son engendrement même sa vocation.
Comme
le Prophète et bien plus encore, dès le sein de sa mère, il est appelé.
La
vocation est cet acte fondamental du Père des cieux, par son Verbe éternel et
par la puissance de l'Esprit.
Le
Père dispose de l'humanité sainte du Christ, Verbe fait chair, pour dévoiler au
monde l'amour infini et sans mesure dont il nous aime.
Prodigieux
dessein de Dieu-Sauveur qui, pour étendre le salut à tous, appelle et choisit
Jésus, l'Élu. Le vieillard Syméon dira qu'il est « la lumière pour
l'illumination des nations païennes et pour la gloire d'Israël, son peuple».
Car
la vocation de Jésus condense de façon
fulgurante et inouïe ce que contenait déjà en promesse la vocation d'Israël. La
gloire de Dieu qui vient habiter la condition humaine se manifeste dans le
Christ.
La
vocation, telle que nous la recevons de Jésus-enfant, la vocation au sens le
plus fort du mot, n'est rien d'autre que l'immensité de l'amour de Dieu donné à
la créature pour qu'elle vive et soit sauvée. Geste de Dieu qui veut, par cet
appel, livrer au monde le gage de l'amour, donner au monde la vie de l'amour.
Reprenant
un verset de psaume - du moins est-ce ainsi que nous le présente le passage de
l'Épître aux Hébreux lu la nuit de Noël-, en entrant dans le monde, le Verbe a
dit: « Voici, je viens pour faire, ô Dieu, ta volonté. »
La volonté de Dieu n'est pas un ordre
arbitraire auquel il se soumettrait d'une façon passive, mais la révélation
même du dessein de Dieu: son amour salvateur, manifesté dans la souveraine
liberté du Christ filialement obéissant.
2. Marie
Arrêtons maintenant
notre regard sur la vocation de la Vierge Marie. Elle aussi s'inscrit par son
acte de foi dans cette élection, dans ce choix, dans cette vocation de son
Fils. L'instinct catholique nous a fait reconnaître que sa vocation était
constituée par la sainteté qui lui est donnée dès sa conception en vue du salut
de tous. Dans le silence croyant de Marie s'accomplit ce pour quoi Dieu l'a
choisie et appelée.

Non
pour le racheter ni en reprendre possession de quelque façon, mais pour le
remettre entièrement, comme le peuple saint tout entier et comme elle-même, à
Celui à qui il appartient et dont la Gloire réside en ce lieu.
Cette
présentation de l'Enfant au Temple, comme Anne (dont la Vierge Marie reprendra
le chant) l'avait fait jadis pour le petit Samuel son enfant (1 Samuel 1, 24
s.), anticipe la livraison du Fils offert en sa chair sur la croix et le don
qu'ensuite Jésus lui-même fera du disciple à « la » Mère et de la Mère au
disciple. Le caractère d'action de grâce, déjà sacrificiel, de cette remise ne
doit pas nous échapper.
3. La vocation et les vocations
Que sont les vocations chrétiennes?
Elles consistent à participer à la vocation même du Christ, à partager l'appel
qu'il a reçu et qu'il nous transmet, à collaborer à l'œuvre par laquelle il
vient faire la volonté de son Père et sauver le monde.
La
vocation chrétienne n'est pas une manière de vivre ou d'être, ni un besoin
inhérent aux sociétés humaines, ni même une nécessité pour le bien du peuple
chrétien, ni quoi que ce soit que nous pourrions mesurer, préfigurer ou
déterminer d'avance.
Manifestation
de la plénitude de l'amour de Dieu, elle s'inscrit entièrement dans cet acte de
salut par lequel Dieu déploie son mystère à travers le temps pour sauver les
hommes qu'il aime.
Tous les baptisés participent à cette
vocation: devenir semblables au Christ, avoir part à
l'offrande qu'il fait de lui-même et de nous à son Père, ainsi associés à l'œuvre
messianique de délivrance et de salut, être nous-mêmes consolés par le
Consolateur pour en devenir les témoins, recevoir la force de l'Esprit,
partager cette gloire des enfants de Dieu qui apporte aux nations païennes,
dans les ténèbres et l'ombre de la mort, la joie et la lumière de la vie et
communiquer au monde la loi de sainteté donnée dans le Christ qui transfigure
la condition humaine.
4. Vocation à la sainteté: les prophètes du Règne qui
vient
Cette
puissante exigence de sainteté se déploie dans la diversité des vocations.
Chacune est un trésor précieux confié à l'Église pour sa joie, pour la joie du
Père des cieux qui voit resplendir, dans le monde outragé par le péché et les
pleurs des hommes, ces joyaux de la sainteté désormais déposés irrévocablement
dans le secret de la condition humaine.
Perles
précieuses perdues et retrouvées, splendeurs cachées - mais visibles aux yeux
de Dieu -, désormais inscrites avec certitude dans l'histoire, scandant son
déroulement, de sorte que le croyant sait que le monde n'est pas perdu
puisqu'il est sans cesse sauvé par cette œuvre de sainteté qui s'y déploie.
La
sainteté des baptisés est provoquée par ces vocations singulières que Dieu fait
surgir parmi eux. Vocations d'hommes et de femmes qui répondent à l'appel du
Christ au point d'anticiper dès à présent la gloire et la transfiguration
futures qui seront les nôtres.
Alors
que nous sommes encore dans la condition d'hommes et de femmes, alors que nous
sommes encore dans la succession du temps et des générations, ils vivent le
renoncement à l'amour humain en sa fécondité et aussi en sa joie pour être, dès
à présent, le signe de l'absolu de Dieu qui parcage à ceux qui l'aiment
l'absolu de la Vie.
Dans
cette mort apparente d'une dimension de l'existence humaine, ils deviennent des
signes donnés par Dieu de la résurrection des morts; ils acceptent cette mort
apparente de leur puissance humaine pour que resplendissent la fécondité et la
puissance de l'amour qui vient de Dieu.
En
ce temps du relatif, ils sont les témoins de l'absolu.
En
ce temps de l'histoire, ils sont les témoins de l'achèvement de l'histoire.
En
ce temps de l'engendrement et de la mort, ils sont les témoins de la
résurrection. Ils sont donnés à leurs frères pour être le signe de ce qu'ils
sont appelés à vivre. Le Christ met dans leur cœur un tel amour de Dieu
qu'aucune richesse au monde ne peut les contenter, puisque Dieu est leur seule
richesse et que tout est donné par Dieu.
Dans
leur pauvreté volontaire et choisie, ils attestent que, dans le Christ qui
s'est fait pauvre pour nous, l'univers entier est donné à la charité des hommes
et non à l'avidité injuste de leur instinct de possession. Ce don est fait pour
que l'homme communie dans la fraternité et non pas se déchire par la volonté
homicide.
Dans
l'oubli de la disposition de leur propre vie, dans l'obéissance humble, pauvre
et chaste, ils démontrent la souveraine liberté des enfants de Dieu qui,
renonçant à la limite de leur propre volonté, communient souverainement à la
volonté du Père des cieux qui veut sauver le monde.
Ainsi,
dans leur vie marquée par les limites, voire par le péché, ils anticipent et
manifestent le mystère de la croix et du Ressuscité.
Ces vocations à la vie consacrée sont
des trésors que Dieu donne à l'Église pour le salut du monde.
Nous devons prier afin qu'il nous en donne, mais surtout pour ceux à qui il
donne ces vocations.
Ceux
qui sont ainsi appelés à cette forme de sainteté le sont non pas pour eux-mêmes
mais pour leurs frères; ils ne peuvent qu'être portés par la sainteté de
l'Église, qui doit les remercier et rendre grâce à Dieu pour le don précieux
qui lui est ainsi fait.
5. Les vocations sacerdotales, évêques, prêtres, diacres:
ministres du Christ serviteur
Enfin,
frères et sœurs, ce ministère qui est le mien, - ministère apostolique
épiscopal partagé par les frères qui m'entourent, prêtres et diacres -, ce
ministère reçu des Apôtres est, à votre service, le signe que celui qui parle
dans le corps ecclésial est bien le Christ. Le signe que l'Église n'est pas veuve, mais Épouse comblée par l'Époux
caché; le signe que l'Église est bien le corps du Christ.
Nous
ne nous baptisons pas nous-mêmes, mais c'est le Christ qui nous baptise par le
ministère de ceux qui ont à attester la puissance et la présence du Christ.
Nous ne nous communions pas nous-mêmes, mais c'est le Christ qui se livre à
nous quand il nous partage l'Eucharistie, le Pain et le Vin.
Nous
ne nous pardonnons pas nos péchés à nous-mêmes, nous en excusant ou nous en
absolvant nous-mêmes, mais c'est le Christ qui, par notre ministère, accorde le
pardon de son Père.
Par
notre ministère, il se fait serviteur de son corps, témoin de l'amour
miséricordieux qui nous est sans cesse donné et livré. Le Christ n'abandonne
pas son Église; il la fait vivre.
Le
Père n'abandonne pas les disciples qu'il a donnés à son Fils; il leur donne son
Fils. Que peut-il de plus? C'est pourquoi j'ai toujours pensé que ce ministère
sacerdotal ne manquerait jamais à son Église si les croyants répondent à
l'appel de Dieu. Car Dieu, qui a envoyé le Christ dans le monde pour que le
monde soit sauvé, ne peut pas manquer d'appeler et de choisir ceux par qui la
présence de son Fils est manifestée au corps qu'il lui a donné en son Église.
Par
conséquent, le plus fondamental est cet appel à la sainteté qui, adressé à
tous, permet aux formes particulières de sainteté, à la diversité des vocations
laïques, religieuses et sacerdotales, de surgir comme un fruit de ce corps du
Christ auquel il nous a fait la grâce d'appartenir.
Prier pour les vocations,
ce n'est pas demander à Dieu, comme des suppliants déroutés, qu'il fasse la
grâce d'envoyer une « bonne chose» que « Dieu nous refuserait» (Matthieu 7,
11). Nous ne prions pas pour les vocations comme nous supplions pour le pain en
temps de famine. Prier pour les vocations, c'est dire, chacun ici et tous: «
Seigneur, voici, je viens pour faire ta volonté, pour répondre à l'appel de
sainteté que tu m'adresses, à moi, que tu nous adresses, à nous tous. »
Alors,
et alors seulement, dans, un corps ainsi sanctifié, Dieu fait surgir, fût ce
des pierres que voici, les hommes et les femmes nécessaires à l'Église pour y
être le signe de la sainteté et de l'absolu de Dieu, serviteurs des serviteurs
de Dieu, ministres par qui le Christ lui-même sera présent à son Corps.
Quand
le Christ dit: « Priez le Maître de la moisson d'envoyer des ouvriers à sa
moisson », il ne désigne pas une prière laissant supposer que Dieu est sourd,
mais une prière concernant ceux que Dieu lui-même appelle.
Puissions-nous,
frères et sœurs, en ce jour et en cet instant de secrète action de grâce pour
le salut de tous les peuples, offrir à Dieu notre disponibilité, partager avec
Marie la prophétie déchirante qui lui est faite: « Il est là pour la chute ou
le relèvement de beaucoup en Israël et pour être un signe contesté. Toi-même,
un glaive te transpercera l'âme» (Luc 2, 34-35). Et, avec gratitude, remercier
Dieu pour son Fils qu'il nous donne, « le salut qu'il a préparé face à tous les
peuples, lumière pour la révélation aux païens et gloire d'Israël, son peuple» (Luc
2, 30-32).
Homélie du Cardinal Jean Marie
Lustiger du 02 février 1984