SÉPARATION, DIVORCE, DISSOLUTION DU LIEN ET DEUXIÈME MARIAGE DES ÉGLISES ORTHODOXES par Cyril Vasil S.J

SÉPARATION, DIVORCE, DISSOLUTION DU LIEN 
ET DEUXIÈME MARIAGE. 
LES APPROCHES THÉOLOGIQUES ET PRATIQUES DES ÉGLISES ORTHODOXES

par Cyril Vasil, S.J. (Jésuite)


L’influence des droits civils romain et byzantin sur le divorce et sur les seconds mariages

A l’époque pré-chrétienne, le droit romain autorisait le divorce en général pour deux types de motifs : d’une part par accord entre les deux parties (dissidium), et d’autre part sur la base d’une faute commise par l’une ou l’autre des deux parties (repudium). […]

Le plus grand réformateur du droit romain, l’empereur Justinien (527–565), désirait personnellement que sa réforme du droit relatif au mariage soit également appliquée au sein de l’Église. […] La novelle 117 de Justinien constituait un compromis entre la tradition de l’Église d’Orient - qui autorisait la séparation des époux en cas d’adultère ou pour permettre l’entrée dans un monastère - et le droit romain, qui autorisait le divorce pour un grand nombre d’autres raisons.

On dit souvent que l’Église d’Orient, dans son désir de vivre en harmonie avec les autorités civiles, a fréquemment fait des concessions, portant ainsi atteinte au message de l’Évangile. Mais on peut dire que, au cours du premier millénaire, même en Orient, l’Église a adhéré à l’axiome de Saint Jérôme : “aliæ sunt leges Cæsarum aliæ Christi” (les lois de César sont une chose, les lois du Christ en sont une autre). […]


C’est dans le Nomocanon en 14 titres qui fut compilé en 883 par Photius, le patriarche de Constantinople, que l’on note pour la première fois un véritable changement. Cette collection de textes affirme l’indissolubilité du mariage mais elle fournit également une liste de causes de divorce qui ont été introduites par la législation de Justinien. Le développement ultérieur de l’empire byzantin renforça le rôle de l’Église, tandis que celle-ci acceptait d’avoir une relation d’un nouveau genre avec l’État. […]

Jusqu’à la fin du IXe siècle, il était encore possible de se marier civilement, mais en l’an 895, sur la base de la novelle 89 de l’empereur Léon VI, il fut déclaré que l’Église était la seule institution ayant la compétence légale pour la célébration des mariages. En conséquence, la bénédiction par le prêtre devint une partie nécessaire de l’acte légal du mariage.

C’est de cette façon que l’Église devint la garante du mariage en tant qu’institution sociale. À la suite de ce changement, les tribunaux ecclésiastiques devinrent progressivement, et de manière définitive en 1086, les seuls organismes compétents pour l’examen des affaires concernant des mariages. Cela eut comme conséquence que l’Église d’Orient dut mettre sa pratique en conformité avec la législation d’état et civile. Dès lors, quand la législation civile commença à autoriser le divorce et les remariages qui y faisaient suite, l’Église d’Orient fut obligée de reconnaître ces pratiques. […]

L’expansion progressive du christianisme à partir de son centre situé à Constantinople vers d’autres territoires et nations missionnaires a entraîné l’extension géographique des pratiques juridiques et disciplinaires découlant de cette tradition ainsi que la diffusion des principes théologiques sur lesquels étaient fondées ces pratiques.

Dans ce contexte, nous voyons aujourd’hui plusieurs Églises orthodoxes qui, en dépit du fait qu’elles sont institutionnellement et hiérarchiquement séparées les unes des autres, suivent néanmoins presque tous les mêmes principes disciplinaires et spirituels.

Le divorce dans l’Église orthodoxe russe

Lorsque le christianisme, provenant de l’ancienne Byzance, est arrivé jusqu’en Russie, les dispositions du droit byzantin concernant le divorce ont été incorporées dans le droit russe avec quelques modifications correspondant à la situation en Russie. […] 

Au cours de ce que l’on appelle la “période synodale” de l’histoire de la Russie (1721–1917), un nombre bien défini de motifs de divorce avait été établi et précisé par les autorités gouvernementales en collaboration avec les autorités ecclésiastiques. […]

En 1917–1918, le Concile Panrusse (Vserossijskij Pomestnij Sobor) de l’Église orthodoxe russe adopta de nouvelles réglementations en matière de divorce, en réaction à des lois séculières qui avaient été établies peu de temps auparavant par les Soviets. […]

Le Synode décida, les 7 et 20 avril 1918, que le mariage béni par l’Église était indissoluble. Le divorce “est admis par l’Église uniquement par condescendance envers la faiblesse humaine et par souci du salut de l’homme”, à condition qu’il y ait eu une rupture du mariage et que la réconciliation soit impossible. La décision d’accorder un divorce ecclésiastique relève de la compétence des tribunaux ecclésiastiques, qui agissent à la demande des époux, à condition que le motif présenté pour le divorce soit conforme à ceux qui ont été approuvés par le Saint Synode. […]

Aujourd’hui l’Église orthodoxe russe admet quatorze motifs valides qui permettent d’obtenir le divorce. […] Cependant, lorsque l’on étudie les jugements concrets de divorce qui ont été rendus ou les déclarations qui ont été faites par les évêques de l’Église orthodoxe russe, il semble qu’il ne soit pas possible d’en déduire une méthode d’investigation canonique quelconque, ni de comprendre clairement le raisonnement qui explique l’application d’un motif donné pour accorder le divorce. Il est fréquent que l’on trouve simplement dans cette documentation un jugement de divorce ecclésiastique, avec la requête présentée par la partie intéressée, une déclaration selon laquelle le couple a cessé la vie commune et un document indiquant qu’il a obtenu un divorce civil. À la suite de quoi le mariage religieux est dissous et il est permis de se remarier.

Le divorce dans l’Église orthodoxe grecque

[…] À partir du XIIe siècle, le divorce a été intégré par l’Église grecque dans sa législation canonique ainsi que dans sa pratique. Des motifs de divorce ont été progressivement introduits et ils étaient modelés sur la morale et sur l’état de la société. […]

À partir du XVIIe siècle, il est devenu plus difficile de divorcer. […] À la fin du XVIIIe siècle la compilation de lois connue sous le nom de Pedalion ne donnait qu’un seul motif permettant de divorcer : l’adultère. […]

Cependant, le mari et la femme sont tous les deux excommuniés s’ils ont divorcé pour des raisons autres que l’adultère et qu’ils ont ensuite contracté un nouveau mariage. Les personnes qui se trouvent dans cette situation sont frappés d’une punition canonique : l’interdiction de recevoir l’Eucharistie pendant sept ans. Le Pedalion rappelle que, d’après le concile de Carthage (407), les conjoints qui ont divorcé pour des raisons autres que l’adultère doivent se réconcilier ou ne jamais se remarier. Le Pedalion avait été publié avec l’autorisation du patriarche et il est devenu le texte reconnu dans l’Église de Grèce au-dessus de tous les autres. Cependant, il n’a pas eu une influence fortement restrictive en ce qui concerne la pratique du divorce.

La Grèce a obtenu son indépendance en 1832 ; les questions relatives au mariage ont été régies par un décret royal publié en 1835. […] L’état grec a reconnu le caractère sacramentel du mariage et il a décidé que les questions matrimoniales relevaient de la compétence de l’Église orthodoxe grecque, à l’exception des questions de divorce, qui restaient l’affaire de l’état. […] Si ce tribunal émettait un jugement de divorce, l’évêque était obligé par la loi civile d’accorder un “divorce spirituel”. […]

La personne divorcée (dont le divorce civil était reconnu par l’autorité ecclésiastique) qui souhaitait contracter ensuite un nouveau mariage devait tout d’abord accomplir une pénitence qui lui était imposée (epitimia). Après cela, le rituel établi par l’Église pour le second mariage avait également un caractère pénitentiel. […]

Un troisième mariage n’était concédé qu’aux personnes précédemment divorcées qui étaient âgées d’au moins quarante ans et qui n’avaient pas d’enfants. Toutefois il leur était interdit de recevoir l’Eucharistie pendant cinq ans. […] Il était interdit de se marier quatre fois. […]

En 1982 le droit de la famille a été l’objet d’une nouvelle réforme en Grèce. Cette réforme a introduit la possibilité de faire un choix entre mariage civil et mariage religieux. […]

D’après l’organisation actuelle de la justice en Grèce, il n’y a que les tribunaux civils qui soient compétents en cas de divorce. Ce n’est qu’une fois que le jugement de divorce a été rendu par le tribunal civil que l’Église peut décider d’accorder ou non un divorce religieux. Cette dissolution canonique du mariage ne concerne que les personnes qui ont contracté un mariage canonique et qui veulent en contracter un autre. […]

Si maintenant nous examinons les principes et les pratiques de l’Église orthodoxe russe et de l’Eglise orthodoxe grecque, nous constatons que les motifs valides de divorce peuvent être répartis en trois groupes :

1. Adultère et autre actes immoraux du même genre ;
2. Situations physiques ou juridiques assimiblables à la mort (disparition, tentative d’homicide, maladie incurable, détention, séparation pendant une longue période, etc.) ; 
3. Impossibilité morale qu’il y ait une vie commune (encouragement de l’adultère, etc.).

Procédures juridiques dans les pays où existent des “statuts personnels”

[…] Au Liban, comme dans d’autres pays ayant fait partie de l’ancien empire ottoman, la vie de chacune de ces communautés chrétiennes est régie par ce que l’on appelle des statuts personnels. Dans ces statuts personnels, chaque Église se définit elle-même et elle définit les relations qu’elle a avec les autres communautés ecclésiales. […]

De cette manière, chacune des Églises est “obligée” de définir des raisons et des conditions pour la déclaration de nullité d’un mariage, pour la dissolution du lien matrimonial, pour la séparation des époux tout en maintenant le lien du mariage, mais aussi pour le divorce ainsi que pour la possibilité de contracter un nouveau mariage.

Un examen de ces manières d’aborder les questions relatives au mariage dans certaines Églises orthodoxes nous amène à conclure que, dans la pratique concrète, soit les Églises orthodoxes valident les divorces civils, soit elles les reconnaissent de manière plus ou moins voilée. […]

Dans la pratique réelle, la séparation de longue durée des époux est considérée comme équivalant à un divorce parce que, dans la théologie orthodoxe, la vie commune constitue l’élément essentiel du mariage, alors que la conception de la séparation "manente vinculo", telle qu’elle est appliquée dans l’Église catholique, est inconnue dans les Églises orthodoxes.

L’indissolubilité du mariage : existe-t-il une doctrine commune orthodoxe ?

En recherchant une doctrine commune orthodoxe en ce qui concerne l’indissolubilité du mariage, le divorce et le remariage de personnes qui sont divorcées, nous abordons la question de savoir s’il est effectivement possible de parler d’une doctrine commune ou d’un “magistère” des Églises orthodoxes. […]

La première difficulté à laquelle nous nous heurtons est le fait que, dans le passé, il n’y a pas beaucoup d’auteurs orthodoxes qui se soient essayés à une réflexion théorique approfondie sur la question d’une doctrine commune orthodoxe. […]

En général, nous pouvons dire que, sur la base du texte de l’Évangile, tous les auteurs orthodoxes reconnaissent, au fond de leur cœur, que l’indissolubilité du mariage chrétien constitue l’une de ses caractéristiques et qu’ils enseignent à tous les époux chrétiens cette doctrine en la présentant comme un idéal vers lequel il faut tendre. […]

En tout cas, alors même que les évêques orthodoxes reconnaissent la possibilité de divorcer et de contracter un second mariage, ils ne l’admettent que comme une exception qui confirme la règle de l’unicité et de l’indissolubilité du mariage.

Parmi les auteurs et les évêques orthodoxes, les opposants au divorce ne manquent pas. Certains d’entre eux sont en faveur de la complète observance de l’indissolubilité du mariage et de l’impossibilité de divorcer, pour quelque raison que ce soit.

Par exemple, l’archevêque russe Ignace (pour l’Église orthodoxe russe, il s’agit de saint Ignace Brianchaninov, 1807-1867) ne permettait le divorce pour aucune raison, pas même en cas d’adultère.

Une opposition plus modérée, mais tout de même appréciable, au divorce a également été manifestée à la fois par l’archevêque Iakovos (Coucouzis) (1911-2005), métropolite orthodoxe d’Amérique du Nord et du Sud (1959-1996), qui insistait déjà en 1966 sur la nécessité de limiter les concessions de divorce, et par le patriarche copte Chenouda III (1923–2012) qui, après son intronisation en 1971, réduisit les nombreuses raisons considérées comme valides par l’Église copte pour accorder le divorce à une seule : l’adultère. […]

Considérations en guise de conclusion

[…] Pour le canoniste catholique habitué à raisonner selon les catégories de la procédure légale en matière de mariage, il est souvent difficile de comprendre que, dans l’Église orthodoxe, on ne discute jamais de questions de procédure à propos des affaires de mariage en elles-mêmes, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de rôles pour un avocat, pour un promoteur de justice, pour un défenseur du lien, et qu’il n’y a pas d’instances d’appel, entre autres structures juridiques.

En ce qui concerne l’indissolubilité du mariage, les Églises orthodoxes n’ont pratiquement jamais élaboré une doctrine claire qui donne la possibilité de transposer au niveau juridique les exigences du Nouveau Testament. Ce fait est la clé grâce à laquelle nous pouvons comprendre pourquoi les Églises orthodoxes - même lorsque ce sont leurs autorités suprêmes qui s’expriment, bien souvent de manière seulement passive - acceptent la réalité sociologique. […]

La position de l’Église catholique

L’Église catholique ne reconnaît pas les procédures qui sont employées pour la déclaration de dissolution du lien d’un mariage, ou bien celles qui sont employées dans le cas d’un divorce pour adultère, telles qu’elles sont employées par un certain nombre d’Églises orthodoxes. Elle ne reconnaît pas non plus l’application par les orthodoxes du principe de l’oikonomia (qui, dans ce cas, est considéré comme contraire à la loi divine), parce que ces modalités de dissolution présupposent l’intervention d’une autorité ecclésiastique dans la rupture d’un engagement de mariage qui est valide.

En ce qui concerne les décisions relatives à ces questions qui sont prises par l’autorité des Églises orthodoxes, la distinction entre “déclaration de nullité”, “annulation”, “dissolution”, ou “divorce” fait habituellement défaut ou bien elle est pratiquement inconnue. […]

Un grand nombre d’Églises orthodoxes ne vont guère au-delà d’une simple ratification du jugement de divorce qui a été rendu par le tribunal civil. Dans d’autres Églises orthodoxes, comme au Moyen-Orient par exemple, où les autorités ecclésiastiques sont seules compétentes en matière de mariage, les déclarations de dissolution de mariages religieux sont émises uniquement en application du principe de l’oikonomia.

Au commencement de cet article, nous nous sommes posé la question de savoir si la pratique des orthodoxes pourrait représenter “une issue” pour l’Église catholique face à l’instabilité de plus en plus grande des mariages sacramentels, dans la mesure où elle fournirait une approche pastorale de ceux des catholiques qui, après l’échec d’un mariage pastoral suivi d’un divorce civil, contractent un second mariage, également civil.

Avant de répondre à cette question, il est nécessaire d’en poser une autre. Est-il concevable de résoudre les problèmes auxquels les mariages chrétiens sont confrontés dans le monde contemporain en abaissant les exigences en matière d’indissolubilité ? […]

Le Christ a donné son message, nouveau et révolutionnaire, qui était une forme de “contreculture” par rapport au monde païen. Ses disciples ont annoncé sa bonne nouvelle, en présentant avec intrépidité des exigences presque impossibles à satisfaire qui étaient en contradiction avec la culture de cette époque. Peut-être le monde d’aujourd’hui est-il marqué de la même manière par le néo-paganisme de la consommation, de la recherche du confort, de l’égoïsme, plein de cruautés nouvelles que l’on commet en employant des méthodes de plus en plus modernes et de plus en plus déshumanisantes. Aujourd’hui la foi en des principes surnaturels est plus que jamais l’objet d’humiliations.

Tout cela nous amène à nous demander si la “dureté de cœur” est un argument convaincant pour brouiller la clarté de l’enseignement de l’Évangile à propos de l’indissolubilité du mariage chrétien.

Mais, comme réponse aux questions et aux doutes si nombreux, aux multiples tentations de “trouver un raccourci” ou de “mettre la barre moins haut” en ce qui concerne le saut existentiel qui consiste à se lancer dans le grand “combat” de la vie conjugale, au milieu de la confusion qui est créée par tant de voix contradictoires et dérangeantes, il y a cette phrase prononcée par le Seigneur : “Ainsi, ce que Dieu a uni, l’homme ne doit point le séparer” (Mc 10:9) qui résonne encore aujourd’hui.

"Remaining in the Truth of Christ. Marriage and Communion in the Catholic Church", Ignatius Press, San Francisco, 2014.
"Permanere nella verità di Cristo. Matrimonio e Comunione nella Chiesa cattolica", Cantagalli, Sienne, 2014.

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