Communion Ecclésiale et Sociologie par le Cardinal Ratzinger

Qu’est ce que la communion dans l’Église?

Cardinal Ratzinger: Dans la Première Lettre de Jean nous trouvons une définition qui offre une vision extrêmement complète de la communion. Saint Jean dit que ce que qui nous est donné avec la foi, avec l’être chrétien, c’est avant tout la communion avec Dieu, avec le Dieu Trinité, qui en lui-même est communion. C’est la beauté que nous offre la révélation : Dieu est communion et pour cela il peut donner la communion. L’homme, avec la communion avec Dieu, entre en communion avec tous les autres hommes qui vivent dans la même communion. Là se trouvent la ligne verticale et la ligne horizontale et elles se transforment en une unique réalité. Le Dieu Trinitaire, qui est communion, crée la communion humaine plus large et plus profonde. La communion avec le Christ crée ce lien entre Dieu et l’homme. Cette communion s’incarne, pour ainsi dire, dans le sacrement de l’Eucharistie, par lequel nous nous unissons au corps du Seigneur. De cette façon naît l’Eglise; c’est la communion des communions, c’est à dire, qu’elle existe comme réalité eucharistique.
Chaque communion eucharistique est dans la présence du Christ dans sa totalité. Cela exige qu’une communion ne s’oppose pas aux autres, au nom d’un Christ «à soi», puisqu’il n’y au qu’un Christ. De cette façon l’on comprend l’importance de ce que toutes les Églises (ndt Églises est en majuscule dans le texte en espagnol, ici et dans la suite du document) soient une Eglise unique, parce que le Christ est unique. Il me semble que, dès le premier moment, la constitution même de l’Église est faite de cette unité et multiplicité. Comme on peut le voir, la communion dans l’Église est un fait théologique, non sociologique. Celui qui transforme le concept de communion en un concept simplement sociologique commet une erreur.

Mais cette communion a des conséquences sociales ?

Cardinal Ratzinger: Certainement. En nous basant sur ce fondement, dans un concept théologique de communion, surgit une vision sociale plus profonde. Dieu est Dieu de tous et le Christ les cherche tous. La communion dans le Christ se traduit dans une responsabilité envers les autres. Du fait d’être chrétiens, de suivre le Christ, surgit l’engagement pour le bien de tous et pour l’élimination de ce qui détruit le réseau des relations humaines.

Comment se traduit ce concept de communion ecclésiale dans les relations qui se réalisent entre la Curie romaine et les Églises locales?

Cardinal Ratzinger: J’élargirais la question: il ne s’agit pas de seulement cultiver des relations correctes entre la Curie romaine et les Églises locales; mais aussi et surtout de favoriser l’unité et la multiplicité qu’est l’Église. Les Églises locales doivent vivre leurs spécificités culturelles et historiques en les intégrant dans l’unité d’un ensemble, en s’ouvrant à l’apport fécond des autres Églises, de manière à ce qu’aucune n’entreprenne des chemins que les autres ne reconnaissent pas. La Curie romaine, qui aide le Saint Père dans son service à l’unité, a la fonction de promouvoir cette compénétration entre les Églises locales pour que les diversités se transforment en une réalité polyphonique dans laquelle vivent unité et multiplicité.

Dans la relation entre le «centre» et la «périphérie», entre le Saint Siège et les différentes Églises locales, quelle importante a le principe de subsidiarité?

Cardinal Ratzinger: C’est un concept technique qui exigerait un débat plus détaillé pour définir sa signification. On peut l’accepter dans le sens que l’attention pour l’unité ne doit pas éteindre les charismes des Églises locales: il s'agit plus pour ce principe d'encourager les charismes et de les mettre au service de l’unique Eglise. D’un côté le service central de la Curie romaine ne devrait pas s’occuper de ce qui peut se faire mieux dans une partie concrète de l’Église; d’autre part, cependant, les Églises locales ne devraient pas vivre d’une manière autonome, mais s’orienter vers l’enrichissement de l’unité, parce que le Christ est un.

Prenons un exemple qui vous touche. S’il y avait des doutes sur l’orthodoxie d’un théologien, n'est-ce pas l’épiscopat de l’Église locale à laquelle appartient le théologien qui devrait s’en occuper, avant l’intervention de la Congrégation dont vous être le préfet ? 

Cardinal Ratzinger: Ici, à la Congrégation, nous sommes heureux quand un évêque ou la Conférence épiscopale correspondante, affrontent des problèmes de ce type. Mais fréquemment ils nous disent qu’il s’agit de questions qui vont plus loin que les limites de l’Église locale, elles entrent dans le débat de l’Église universelle, et ils veulent être aidés.

Ils s’ôtent la responsabilité par le haut? 

Cardinal Ratzinger: Non, je n’oserais pas dire la chose ainsi. Nous encourageons toujours les évêques à prendre en mains les solutions des problèmes comme celui qui vous venez de citer, mais dans un monde de plus en plus globalisé, cela devient extrêmement difficile.

Comment la collégialité épiscopale a-t-elle évolué depuis Vatican II ?

Cardinal Ratzinger: De grands progrès ont été faits. Je pense au développement des visites «ad limina». Je me rappelle la première que j’ai faite, en 1977. J’étais depuis peu archevêque de Munich. Tout s'est réduit à une rencontre avec le préfet de la Congrégation des Evêques, une visite aux basiliques et une audience avec Paul VI. Maintenant les évêques rencontrent toutes les Congrégations et Conseils. Cela donne un dialogue vivace et fécond. Et les évêques sont reconnaissants pour cela: d’une part il est possible de mieux comprendre ce qui se passe dans les différentes aires géographiques et culturelles ; et par ailleurs, les évêques peuvent affronter ensemble les solutions qu’ils veulent donner aux problèmes et également mieux comprendre ce que dit le Magistère. Je prends un autre exemple: les contacts réguliers que nous avons avec les présidences des conférences épiscopales, de même que les visites réciproques. De cette façon la compréhension mutuelle grandit. En outre, il ne faut pas oublier les synodes des évêques, En définitive cela donne un échange continu entre le centre et la périphérie qui procure une vivacité à l’engagement commun pour l’unique Église.

Les conférences épiscopales ne devraient-elles pas être valorisées comme un moyen de collégialité?

Cardinal Ratzinger: Je distinguerais les petites conférences avec dix ou quinze membres et les grandes conférences avec plus de deux cents évêques, peut-être. Dans le premier cas, la conférence épiscopale peut être réellement un instrument de coordination, de vision commune, de soutien réciproque, et également de correction fraternelle, quand elle est nécessaire. Dans le cas des grandes conférences, quand dans les assemblées on trouve des kilos de papier qu’il faut lire, des ordres du jour avec des dizaines de points à discuter, je crois qu’un dialogue profond est réellement impossible. On prend aussi le risque que les discussions et les solutions soient prises à l’avance par des bureaux, par la bureaucratie. Dans le cas des grandes conférences, le débat devrait se limiter peut-être à un petit nombre d’arguments de grande importance, et décentraliser le reste à chaque Église locale. C’est important que les conférences soient un instrument flexible.

Vous avez mentionné le synode comme un des progrès de la collégialité. L’actuelle méthode des assemblées synodales vous plaît-elle?

Cardinal Ratzinger: Je dirais, bien que cela soit une opinion totalement personnelle, que c’est une méthode quelque peu ritualisée. Elle garantit un rythme rapide des sessions de travail, mais a l’inconvénient de ce qu'une authentique discussion entre les évêques qui participent n’est pas possible . Il faut certainement sauvegarder la rapidité de travail, mais il faut trouver aussi des espaces pour une réelle et féconde discussion.

Votre livre me laisse à entendre que vous n’avez pas une préférence particulière pour appliquer à l’Église le concept de peuple de Dieu…

Cardinal Ratzinger: Ce n’est pas exact. Le concept de peuple de Dieu est un concept biblique. Plutôt, ce qui je n’aime pas c’est l’usage arbitraire de ce concept, qui, au contraire, dans l’Écriture Sainte, a une définition assez claire. Dans l’Ancien Testament, le peuple de Dieu est Israël, surtout parce qu’il accepte l’appel et le choix de Dieu, parce qu’il entre dans la volonté de Dieu. Ce n’est pas un concept statique, mais dynamique : il est le peuple de Dieu comme peuple juif, mais son 'être' peuple de Dieu doit sans cesse se renouveler dans le dynamisme de sa relation avec Lui. C’est fondamental dans l’Ancien Testament.

Et dans le Nouveau?

Cardinal Ratzinger: Dans le Nouveau Testament, dans presque tous les passages, ce concept indique Israël, et seulement dans deux ou trois textes l’Église. De cette façon l’on comprend que l’Église entre dans le choix d’Israël, elle participe à cet 'être' peuple de Dieu. Mais aussi ici, il ne s’agit pas d’une caractéristique acquise : l’Église se transforme en peuple de Dieu en suivant la ligne de ce choix. Toutefois, au concept de l’Ancien Testament s'ajoute une nouvelle manière de s’intégrer dans la volonté de Dieu : c’est la communion avec le Christ. Il y a un fondement théologique et ensuite une concrétisation christologique, mais surtout un dynamisme vital est donné, qui interdit de s’enorgueillir: « nous sommes le peuple de Dieu ». Nous devons toujours nous transformer en peuple et c’est seulement dans ce mouvement que le concept est valide. Si nous le considérons, au contraire, comme un modèle profane, non biblique, la vision de l’Église restera sérieusement compromise.

Dans le livre, vous êtes sévère avec ceux qui utilisent la liturgie de manière seulement communicative, comme moyen d’éducation des fidèles. Pourquoi ?

Cardinal Ratzinger: Je tiens à préciser que la liturgie est communicative et pastorale. Je m’oppose à ceux qui pensent qu’elle est communicative seulement si elle se transforme en spectacle, en une espèce de « show », réduisant à un très peu cette grande œuvre d’art qu’est la liturgie, quand on la célèbre bien et avec une participation intérieure. Dans les vingt dernières années, la pratique dominicale en Allemagne a diminué de 70%. Les fidèles ne se sentent pas insérés dans des célébrations « créatives » qui ne leur disent rien. Trop souvent on traite la liturgie comme une chose dont on peut disposer selon son caprice, comme si c’était notre propriété exclusive. Mais de cette façon—là, nous finissons par la corrompre. 

La proposition d’un jeûne eucharistique (ne pas communier, ndr) à laquelle vous paraissez faire allusion, ne va-t-elle pas contre la tendance des exhortations de nombreux souverains pontifes, à partir de Saint Pie X ?

Cardinal Ratzinger: Non. J’ai déjà fait cette proposition il y quinze ou vingt ans. La première fois dans le contexte de la célébration du Vendredi Saint, jour de jeûne. Nous trouvons les racines de ce jeûne dans l’Évangile de Marc : « Des jours viendront où vous sera enlevé l’époux; alors vous jeûnerez » (Marc, 2, 20). Et déjà au Premier Siècle apparaît le jeûne du Vendredi Saint, expression de notre « compassion » avec le Christ que est mort pour nous sur la Croix.
La deuxième fois que j’ai parlé de cela c’est en affrontant l’argument des divorcés remariés, étant donné qu’aujourd’hui ce sont presque les seuls qui ne peuvent pas accéder à la communion. Chacun de nous devrait méditer sur le fait de savoir s’il doit s’associer, au moins en quelque occasion, à cette situation d’exclusion. De cette façon, nous leur offririons un signe de solidarité et nous aurions une occasion de plus d’approfondissement dans notre vie spirituelle. Je constate que souvent, lors des funérailles, des mariages, on va communier comme si c’était simplement une partie du rite : il y a un repas et il faut manger. Mais de cette façon, on cesse de vivre la profondeur spirituelle de cet événement, qui est toujours un grand défi pour chacun de nous. Je suis bien sûr d’accord avec les grands Papes quand ils disent que nous avons besoin de la communion eucharistique parce qu’il n’y a que le Seigneur qui nous donne ce que nous ne pouvons atteindre par nous-mêmes. Précisément parce que nous sommes insuffisants, nous avons besoin de sa présence. Cependant nous devons éviter un ritualisme superficiel qui dégrade ce geste, et essayer d’approfondir dans sa grandeur.

À propos des divorcés remariés, croyez-vous que la situation d’exclusion pour recevoir la communion va perdurer?

Cardinal Ratzinger : Si le premier mariage est valide et qu’ils vivent dans une union opposée au lien sacramental, l’exclusion subsiste. Il me semble nécessaire, cependant, d’élargir la discussion pour ne pas réduire toute la réalité douloureuse de cette condition uniquement à l’accès à la communion. Il faut aider ces personnes à vivre dans la communion paroissiale, à partager leur souffrance, en leur montrant qu’elles sont aimées et qu’elles appartiennent à l’Église et que l’Église souffre avec elles. Je crois qu’il faut étendre cette responsabilité commune, s’aider réciproquement et que quelques uns portent les poids des autres, de manière très fraternelle.

Quels sont les problèmes de l’Église qui vous préoccupent le plus de nos jours ? 

Cardinal Ratzinger : Je dirais simplement l’actuelle difficulté pour croire. Le relativisme qui est déjà spontané pour l’être humain de notre temps. Aujourd’hui cela semble un geste d’orgueil, incompatible avec la tolérance, de penser que nous avons réellement reçu la vérité du Seigneur. Cependant, il semble que pour être tolérants il faille se considérer égaux à toutes les religions, à toutes les cultures. Dans ce contexte, croire est un acte qui se fait chaque jour plus difficile. On assiste de cette façon à la perte silencieuse de la foi, sans grandes protestations, dans une grande partie de la chrétienté. C’est la préoccupation la plus grande. Alors c’est important de nous demander comment nous pouvons rouvrir les portes à la présence du Seigneur, à la révélation qui fait de Lui l’Église, dans cette vague de relativisme. Alors oui, nous ouvrirons même une porte à la tolérance, qui n’est pas indifférence, mais amour et respect pour l’autre, une aide réciproque sur le chemin de la vie. 

Cette interview a été accordée en février 2004 par le cardinal Ratzinger à l'hebdomadaire "Famiglia Cristiana", à l'occasion de la parution d'un ouvrage publiée par les éditions San Paolo, dont le titre en italien est «La comunione nella Chiesa».
Traduit en français par "Carlota". Source : Benoît et Moi.


Articles les plus consultés