COMMENT LES ÉCRITURES PARLENT DU DÉMON

COMMENT LES ÉCRITURES PARLENT DU DÉMON
(article paru dans "L'osservatore Romano", Journal Officiel du Vatican)
par Inos Biffi, théologien


Après l’apparition de l’homme, œuvre du sixième jour de la création, voici que se manifeste la présence d’un être mystérieux et inquiétant, le serpent. Ce que celui-ci entreprend auprès de nos premiers parents et ce qu’il se promet d’obtenir d’eux surprend et déconcerte : il se propose d’insinuer en eux le soupçon vis-à-vis de Dieu, c’est-à-dire de les persuader que les interdictions que celui-ci a édictées sont dues à une jalousie de sa part, à sa crainte qu’ils ne deviennent ses égaux. Le serpent incarne, précisément aux origines du monde et de son histoire, la présence d’un être envieux : "C’est par l’envie du diable que la mort est entrée dans le monde" (Livre de la Sagesse, 2, 24).

Dans le Nouveau Testament il est question de ce serpent à de nombreuses reprises. Jésus se réfère à lui en déclarant que le diable est "homicide depuis l’origine" ; qu’en lui "il n’y a pas de vérité" ; "quand il dit ses mensonges, il les tire de son propre fonds, parce qu’il est menteur et père du mensonge" (Jean, 8, 44). Et Jésus le définit également comme "Prince de ce monde" (Jean, 12, 31; 16, 11).

Paul affirme que "le serpent séduisit Ève en recourant à la fourberie" (2 Corinthiens, 11, 3) ; ailleurs il fait allusion à ceux se sont fourvoyés "à la suite de Satan" (1 Timothée, 5, 14). Le même apôtre parle du mode de vie à la manière du monde, dans lequel on suit "le prince de l’empire de l’air, cet esprit qui poursuit son œuvre en ceux qui résistent" (Éphésiens, 2, 2) ; il fait mention des "pièges tendus par le démon" et de la bataille que nous livrons "contre les principautés et les puissances, contre les régisseurs de ce monde de ténèbres, contre les esprits du mal" (Éphésiens, 6, 12). 

La première lettre de Pierre nomme "l’ennemi", "le diable", ou l’"accusateur", qui "comme un lion rugissant, rôde, cherchant qui il dévorera" (5, 8). Et, dans les lettres de Jean, il est question de "l’antichrist" qui doit venir (1 Jean, 2, 18) ; du "menteur" qui nie que Jésus soit le Christ ; de l’"antichrist" qui "nie le Père et le Fils" (2, 22). Dans l’Apocalypse, il est écrit : "Alors une grande bataille s’engagea dans le ciel : Michel et ses anges combattirent le dragon. Et le dragon riposta, appuyé par ses anges, mais ils eurent le dessous et ils furent chassés du ciel. On le jeta donc, l’énorme dragon, l’antique serpent, le Diable et le Satan, comme on l’appelle, le séducteur du monde entier, on le jeta sur la terre et ses anges y furent jetés avec lui" (12, 7-9).

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Entre ces textes et l’exégèse de Jésus à propos du diable, homicide et menteur depuis l’origine, l’accord est parfait : il s’agit d’un être hostile à Dieu, dont il veut bouleverser la Parole, et en même temps hostile à l’homme, qu’il se propose de séduire et d’inciter à la rébellion contre le dessein de Dieu. Il est le Malin. En particulier, l’accord exégétique concerne celui à qui le diable réserve son aversion, c’est-à-dire Jésus-Christ.

Deux royautés sont ainsi opposées en une antithèse : celle de Jésus et celle du prince de ce monde. Le démon ne peut pas tolérer Jésus-Christ et il cherche à entraver par tous les moyens l’éternel plan divin conçu à son sujet. Il en est ainsi dans le désert.

Mais Jésus se proclame vainqueur de ce prince. Il déclare : "Le prince de ce monde vient ; contre moi il ne peut rien" (Jean, 14, 30) ; c’est précisément lorsque survient l’heure de Jésus, celle où il est mis en croix et monte à la droite du Père, que ce prince est abattu : "Maintenant a lieu le jugement de ce monde ; maintenant le prince de ce monde sera jeté à bas". C’est dans l’effusion de l’Esprit par le Seigneur glorifié que ce prince trouve sa condamnation (Jean, 16, 11). Paul souligne particulièrement la domination du Ressuscité : en lui le Père "nous a arrachés à l’empire des ténèbres" (Colossiens, 1, 13) ; "il a dépouillé les principautés et les puissances" et "les a données en spectacle à la face du monde, en triomphant d’elles dans le Christ" (2, 15). 

Le chrétien est devenu partie prenante de la domination de Jésus sur le démon : "Alors que nous étions morts par suite de nos fautes, Dieu nous a fait revivre avec le Christ. Avec lui il nous a ressuscités et nous a fait asseoir aux cieux, dans le Christ Jésus" (Éphésiens, 2, 5-6).

Bien que définitivement vaincu par le Seigneur, le démon essaie encore de tendre des pièges à l’homme racheté, afin de le faire tomber. C’est pourquoi il faut que nous soyons vigilants. Pierre parlait de son rugissement et de sa volonté de nuire toujours agissante ; Paul nous invite à saisir le bouclier de la foi, grâce auquel nous pourrons éteindre les "flèches enflammées du Malin" (Éphésiens, 6, 16). Et Jésus lui-même nous a enseigné à prier en demandant au Père de nous délivrer du Malin (Matthieu, 5, 13).

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Les nombreuses exégèses relatives au serpent qui apparaît aux origines nous amènent à un certain nombre de considérations.

La première considération concerne “l’histoire”, achevée et réglée avant la création de l’homme, qui a consisté en l’éclatement d’une "grande guerre dans le ciel" (Apocalypse, 12, 7), autrement dit en une acceptation ou une rébellion ayant eu lieu dans le monde des anges : une acceptation ou une rébellion qui ne sont pas générales mais qui se concentrent sur l’éternel et concret projet divin que personnifie Jésus-Christ.

L’objet de l’orgueilleuse intolérance des anges rebelles, c’est Jésus, "celui qui domine toutes choses" et qui, par conséquent, les domine eux aussi. On comprend dès lors comment il se fait que la vie de Jésus soit en butte à la présence et aux machinations du diable ; et que, inversement – depuis l’annonce de sa naissance jusqu’à son ascension – elle soit accompagnée, servie et consolée par la présence des anges, qui bénéficient de son existence et qui sont vainqueurs avec lui de l’énorme dragon et de ses satellites, chassés du ciel et jetés à bas, comme l’affirmait l’Apocalypse. Jésus lui-même a affirmé qu’il avait vu "Satan tomber du ciel comme l’éclair" (Luc, 10, 18) et il a parlé du "feu éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses anges" (Matthieu, 25, 41).

Nous avons parlé d’une histoire qui précède celle, visible, de l’homme : ce que nous en connaissons, c’est ce qui transparaît comme d’un panorama caché, qui nous dépasse et nous échappe et que, pour le moment, nous pouvons seulement présumer et deviner.

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La seconde considération est relative à l’impressionnant pouvoir dont dispose Satan : celui-ci est si fort et si tenace qu’il n’y a que la force du Fils de Dieu qui soit en mesure de le faire plier et de le mettre en déroute ; ou plutôt, la force du Fils de Dieu cloué sur la croix et donc dans un état d’extrême faiblesse humaine qui, paradoxalement, devient sans effort un pouvoir absolu. Le diable parvient à toucher tout et tout le monde mais, lorsqu’il est confronté à Jésus, il succombe tout à fait. Le Crucifié ressuscité recrée une humanité victorieuse, soustraite à l’influence perverse du Malin. La force d’attraction du pouvoir est remplacée par la force d’attraction du Christ, qui déclare : "Lorsque je serai élevé de terre, j’attirerai tous les hommes à moi" (Jean, 12, 32). Ce n’est qu’en partageant la force de Jésus mort et glorieux que nous réussissons à nous opposer à la flatterie du serpent des origines. 

Cependant il pourrait subsister une question : il ne fait pas de doute que la chute de l’ange ou celle de l’homme dépendent uniquement de la libre volonté de la créature. Ce n’est pas tout : le pardon accordé à l’homme était inclus dans l’amour miséricordieux du Père, qui prédestinait son Fils Jésus au rôle de rédempteur ; mais pourquoi l’ordre concret choisi par Dieu inclut-il cette chute et donc la réalité du péché ? Nous ne sommes pas en mesure de répondre à cette question : elle appartient à la "pensée du Seigneur", à ses "jugements insondables" et à ses "voies impénétrables" (Romains, 11, 32-34).

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Une troisième considération est de manifester de l’étonnement face au fait que la vérité à propos du démon soit absente de la prédication et de la catéchèse. Pour ne pas parler de ces théologiens qui, d’une part, se réjouissent de ce que le concile Vatican II ait enfin déclaré que la Sainte Écriture était "l’âme de la théologie sacrée" (Dei Verbum, 24) mais qui, d’autre part, n’hésitent pas – sinon à en décider l’inexistence (comme ils le font à propos des anges) – en tout cas à négliger, parce qu’ils la jugent marginale, une donnée très claire et largement attestée dans l’Écriture elle-même comme celle qui concerne le démon, parce qu’ils y voient la personnification d’une obscure et primitive idée du mal, désormais bonne à démythifier et inacceptable.

Une telle conception est un chef d’œuvre d’idéologie et surtout elle revient à banaliser l’œuvre même du Christ et son rôle de rédempteur.

Voilà pourquoi les rappels concernant le démon qui sont présents dans les discours du pape François nous paraissent tout sauf secondaires.

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