Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe pour les responsables politiques et les parlementaires - Diocèse de Paris
Mardi 8 octobre 2013 - Basilique Sainte-Clotilde (Paris VIIe)
- Jon 3, 1-10 ; Ps 129, 1-4.7-8 ; Lc 10, 38-42
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.
- Jon 3, 1-10 ; Ps 129, 1-4.7-8 ; Lc 10, 38-42
Les personnages de Lazare, de Marthe et de Marie tiennent une place importante dans les évangiles et chaque fois qu’ils nous sont présentés, nous pouvons pressentir que nous sommes devant un moment central de la mission du Christ. Ce sera évidemment le cas pour la résurrection de Lazare qui sera un des événements déclencheurs de l’arrestation de Jésus dans l’évangile de saint Jean. C’est aussi le cas ici dans l’évangile de saint Luc dont ce chapitre est comme tout entier dédié au commentaire du grand commandement de l’amour de Dieu et du prochain. La parabole du bon Samaritain a permis à Jésus de poser les critères d’identification du prochain : celui dont on se fait proche. La visite chez Marthe et Marie va apporter un éclairage sur ce que veut dire : « aimer le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée. » (Luc 10, 27).
Le légiste à qui Jésus a rappelé le grand commandement était sans doute rompu aux règles de l’interprétation rabbinique, comme nous sommes nous-mêmes entraînés aux débats théoriques pour savoir jusqu’à quel point il convient d’organiser sa vie en fonction de Dieu. Y a-t-il des degrés -et quels sont-ils ?- qui nous permettent d’être des croyants authentiques tout en ménageant l’art d’une modération de bon aloi. Ou de l’art d’être chrétiens sans que rien n’en paraisse…Cette petite scène familiale dans la maison de Marthe et Marie nous est proposée comme un antidote pour nous protéger nous-mêmes de nos arguties casuistiques. À l’exemple de Marie, assise aux pieds du Seigneur dans la position traditionnelle du disciple, nous sommes invités à remettre dans leur ordre logique les objectifs de notre conduite. Quand Jésus est présent, c’est Dieu qui est présent à l’humanité et nulle occupation ne saurait l’emporter sur l’écoute attentive de sa parole. « Une seule chose est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part. Elle ne lui sera pas enlevée. »
Le contraste souligné par Luc entre les attitudes des deux femmes ne vise pas à mépriser le travail de Marthe. Il veut simplement faire ressortir qu’il y a une différence de nature entres les occupations des deux femmes. Toutes les deux sont au service du Seigneur, mais dans des services d’un ordre différent et c’est le service de Marie qui, malgré les apparences doit servir de référence fondatrice pour ceux qui veulent suivre le Christ. C’est donc un abus d’interprétation ou du moins une exagération, d’identifier chacune des deux à des états de vie ou à un partage des responsabilités qui permettrait de se classer dans un modèle à l’exclusion de l’autre. L’attitude typique du disciple, mise en œuvre par Marie, n’est pas un chemin exceptionnel, réservé à quelques vocations particulières, tandis que le grand nombre des chrétiens se verraient cantonner au service ordinaire de Marthe : assurer l’intendance.
Le durcissement du contraste, jusqu’à l’incompatibilité entre les deux missions, n’est-il pas une tentation récurrente pour celles et ceux qui sont appelés à vivre leur mission de disciples dans les terrains nécessairement indécis et troublés de la vie publique ? Ne courent-ils pas le risque, comme Marthe de « s’inquiéter et de s’agiter pour bien des choses » en perdant de vue l’unique nécessaire ? Seraient-ils de meilleurs chrétiens s’ils abandonnaient la responsabilité de la gestion du monde à ceux qui ignorent tout de Dieu ou qui lui refusent de prendre en considération sa sagesse ? La vocation du chrétien en ce monde n’est pas de choisir entre Marthe et Marie. Elle est d’assumer les contraintes de l’existence humaine (ce que fait Marthe) en restant fidèle à l’unique nécessaire : la Parole de Dieu énoncée par le Christ (ce que fait Marie).
Mais nous sommes invités à aller plus loin. Dans la maison de Lazare, le service des frères est indissociable de l’écoute de la Parole de Dieu et de sa mise en pratique. Il serait donc vain de nous imaginer que nous pourrions répartir les préoccupations dans une sorte de jeu de rôles. Comme il serait tentant de réserver la vocation du disciple à quelques cas particuliers et de garder pour le plus grand nombre le souci des affaires de ce monde qui ne s’embarrasse pas de la confrontation à la Parole de Dieu. De cette tentation nous avons un assez bon exemple dans la manière de comprendre et de gérer la place des croyances et des religions dans la société. Pour un certain nombre de nos contemporains, elles sont considérées comme des instances chargées de rappeler des principes moraux. Au nom de la laïcité, on accepte qu’elles se fassent entendre, mais sans aller jusqu’à prendre en compte leurs observations. Elles seraient comme l’ornementation éthique de décisions qui n’intègrent pas réellement les références éthiques. Comme si la seule référence morale était de se modeler sur les comportements existants, y compris avec leurs contradictions, et de les rendre licites par la loi.
Je ne sais pas si notre société peut être comparée à Ninive, la grande ville païenne. Mais ce que l’Écriture veut nous dire, à coup sûr, c’est que, malgré ses réticences et ses craintes, Jonas est envoyé pour appeler cette ville à corriger ses mœurs. Le personnage de Jonas nous est présenté comme un prophète souvent rétif devant sa mission et qui doute tellement qu’il choisit souvent de fuir devant la difficulté. L’épisode qui nous est relaté ici est un message d’espérance. Même une ville aussi grande et corrompue que Ninive ne reste pas sourde aux avertissements du prophète. Si éloignée que notre société nous paraisse de la foi et de la Parole de Dieu, nous ne pouvons pas nous récuser en arguant du fait que les croyants et spécialement les chrétiens ne dominent pas la société et que nous ne serions pas écoutés. À cette société, comme à Ninive, nous sommes invités à adresser les avertissements que Dieu nous inspire, respectant la liberté personnelle de chacun pour les accueillir ou pour les réfuter, pour les suivre ou pour s’en détourner.
Je ne voudrais pas dresser maintenant un catalogue des questions sur lesquelles la Parole de Dieu doit nous interpeller. Mais les temps que nous vivons nous invitent à une plus grande vigilance dans plusieurs domaines dans lesquels le travail législatif est gravement impliqué. Le premier de tous est évidemment la manière de penser et de mettre en œuvre la solidarité nationale. Il est normal que des orientations politiques divergent sur les moyens à promouvoir. Il est d’autant plus important que les objectifs de la solidarité soient clairement exprimés et rappelés. Est-il possible de progresser dans ce domaine sans affronter les avantages catégoriels, sans reconnaître que la consommation ne peut pas être le seul levier du dynamisme économique et social ? Avons-nous assez de courage pour affronter cette réalité dans les débats électoraux ?
Une autre question mérite toute notre attention, le sort réservé aux enfants dans notre société. Dans beaucoup des débats que nous avons connus au cours de l’année écoulée et qui reviendront dans les mois qui viennent, on dissimule à peine la tendance lourde qui consiste à considérer l’enfant exclusivement du point de vue des désirs de l’adulte qu’il est supposé satisfaire. On l’a vu dans l’exclusion du pôle paternel ou maternel lors du vote de la loi sur l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe. On va le revoir dans le débat sur l’ouverture de l’Assistance Médicale à la Procréation. Je ne doute pas que, pour un certain nombre de personnes, il s’agit d’affronter une souffrance réelle. Mais je doute que l’on prenne en compte le bien supérieur de l’enfant.
Dans ce domaine, comme dans celui de la gestion de la fin de la vie, nous souhaitons simplement répéter ce qui devrait être un repère commun dans notre société : le respect de la dignité de toute personne humaine dont aucune ne devrait pouvoir imaginer qu’on dispose de sa vie en fonction de nos propres désirs, de nos sentiments ou de notre souffrance. C’est le même attachement à la dignité de la personne qui mobilise de nombreux chrétiens, catholiques ou non, pour l’aide aux personnes immigrées ou réfugiées et qui nous pousse à veiller à ce que l’application de la loi soit conduite avec discernement et humanité.
Enfin, comment pourrions-nous oublier la situation des communautés chrétiennes du Moyen-Orient. Le ministre des Affaires Étrangères a récemment rappelé devant l’Assemblée Nationale la responsabilité particulière de la France à leur égard, responsabilité historique et actuelle. Cette responsabilité peut s’exercer en accueillant largement les réfugiés. Mais elle doit surtout s’exercer par notre action diplomatique pour faire respecter les droits dans des pays où ils vivent depuis le début de l’ère chrétienne et leur permettre ainsi de rester paisiblement dans leur patrie. En tout cas, cet objectif nous oblige à une grande attention dans l’aide militaire et diplomatique que nous pourrions apporter à des groupes dont la conviction sur ce point serait sujette à caution.
Il y aurait bien d’autres questions à évoquer. Celles-ci suffisent à marquer l’importance des enjeux des débats auxquels vous êtes confrontés et dans lesquels vous devez trouver un chemin pour la défense de la dignité et des droits de la personne humaine. Croyez que la sollicitude et la considération de toute l’Église pour votre mission d’élus se traduira cette année encore, par une prière constante et par de multiples occasions de rencontres et d’échanges. Que le Seigneur soit votre lumière et votre force.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.